Julian Assange est libre. Il a quitté la prison de haute sécurité de Belmarsh le matin du 24 juin, après y avoir passé 1 901 jours. Il a été libéré sous caution par la Haute Cour de Londres, a quitté le Royaume-Uni pour regagner son Australie natale.
Mais il va devoir "plaider coupable" aux Etats-Unis pour les révélations de WikiLeaks (sur les crimes de guerre et les tortures américaines essentiellement) et devrait être condamné à une peine équivalente à ce qu’il a déjà passé en prison. Il devrait donc être libéré dans la foulée.
Rappelons qu'Assange, éditeur et journaliste, fait face à des accusations d'espionnage pour avoir fourni à cinq médias internationaux (The New York Times, The Guardian, Le Monde, El Pais et Der Spiegel) il y a douze ans, le 28 novembre 2010, plus de 251 000 télégrammes diplomatiques émanant du département d’Etat des Etats-Unis.
Ceux-ci ont permis d'éclairer plusieurs affaires de corruption, scandales diplomatiques et opérations d’espionnage, et révélé de graves violations des droits humains commises par l'armée américaine en Afghanistan et en Irak. Aujourd’hui, cette source documentaire exceptionnelle est toujours exploitée par des journalistes comme des historiens, qui y trouvent matière à la publication de révélations inédites.
Par ailleurs, un documentaire, "Julian Assange, le prix de la vérité", de Nicolas Vescovacci, présente les enjeux des attaques menées contre lui.
Nous reprenons ci-dessous le point de vue de Nils Melzer, rapporteur spécial sur la torture, mandaté par le Conseil des droits de l’homme (CDH), de l’Organisation des Nations unies (ONU), paru dans Le Monde Diplomatique d'août 2022 [1]. Lui fait un parrallèle avec le traitement réservé à Augusto Pinochet, authentique bourreau du peuple chilien pourtant largement préservé des rigueurs de la justice.
"En tant que rapporteur spécial sur la torture, je suis mandaté par le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour veiller au respect de l’interdiction de la torture et des mauvais traitements dans le monde, examiner les allégations de violation de cette interdiction et transmettre des questions et des recommandations aux États concernés en vue de clarifier les cas individuels. En enquêtant sur le cas de Julian Assange, j’ai trouvé des preuves irréfutables de persécution politique et d’arbitraire judiciaire, ainsi que de torture et de mauvais traitements délibérés. Les États responsables ont pourtant refusé de coopérer avec moi pour engager les mesures d’enquête requises par le droit international."
"L’affaire Assange, c’est l’histoire d’un homme persécuté et maltraité pour avoir révélé les secrets sordides des puissants, notamment les crimes de guerre, la torture et la corruption. C’est l’histoire d’un arbitraire judiciaire délibéré dans des démocraties occidentales qui tiennent par ailleurs à se présenter comme exemplaires en matière de droits humains. C’est également l’histoire d’une collusion délibérée des services de renseignement dans le dos des Parlements nationaux et du public. C’est enfin l’histoire de reportages manipulés et manipulateurs dans les grands médias aux fins d’isoler, de diaboliser et de détruire délibérément un individu particulier."
Le juriste relève ensuite un certain nombre d’abus de droits concernant Julian Assange :
[…] "la juge Emma Arbuthnot, dont le mari avait été dénoncé à plusieurs reprises par WikiLeaks, fut non seulement autorisée à se prononcer sur le mandat d’arrêt d’Assange en 2018, mais, malgré une demande de récusation bien documentée, elle présida également la procédure d’extradition de ce dernier jusqu’à ce que la juge Vanessa Baraitser prenne le relais à l’été 2019. Aucune de ses décisions ne fut annulée."
[…] "Assange, le diseur de vérité qui dérange, accusé de journalisme plutôt que de torture et de meurtre, ne bénéficie pas d’une assignation à résidence. Il est réduit au silence en isolement."
[…] "Dans le cas d’Assange, plusieurs rapports médicaux indépendants, ainsi que mes constatations officielles en tant que rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, furent ignorés et, même lorsqu’il était à peine capable de prononcer son propre nom devant le tribunal, le procès se poursuivit sans tenir compte de la détérioration de son état de santé et de son incapacité à être jugé."
[…] "Assange fut immédiatement remis en isolement, sa libération sous caution refusée, et les États-Unis invités à faire appel devant la Haute Cour, assurant ainsi la perpétuation du calvaire d’Assange et son silence pendant le reste d’une procédure d’extradition qui pourrait s’étaler sur plusieurs années."
[…] "Dans celui d’Assange, l’objectif est de réduire au silence un dissident gênant dont l’organisation, WikiLeaks, conteste précisément ce type d’impunité."
"La presse établie aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie ne semble toujours pas avoir compris le danger existentiel que le procès d’Assange représente pour la liberté de la presse, le respect des procédures, la démocratie et l’État de droit. La douloureuse vérité est qu’il suffirait que les principales organisations médiatiques de l’« anglosphère » en décident ainsi pour que la persécution d’Assange prenne fin demain."
[…] "Il ne fait aucun doute qu’une action de solidarité comparable menée conjointement par The Guardian, la British Broadcasting Corporation (BBC), The New York Times et le The Washington Post mettrait immédiatement fin à la persécution d’Assange. Car, s’il y a une chose que les gouvernements craignent, c’est le feu des projecteurs médiatiques et l’examen critique de la presse. Ce qui se passe dans les grands médias britanniques, américains et australiens vient tout simplement trop faiblement et trop tard. Comme toujours, leurs reportages continuent d’osciller entre l’insipide et le boiteux, relatant docilement une chronique judiciaire sans même comprendre qu’elle exprime une régression sociétale monumentale : des acquis de la démocratie et de l’État de droit aux âges sombres de l’absolutisme et de l’arcana imperii — un système de gouvernance fondé sur le secret et l’autoritarisme."
"Une poignée d’éditoriaux et de chroniques peu enthousiastes, peu audacieux, qui dans The Guardian et The New York Times réprouvent l’extradition d’Assange, ne sont pas suffisants pour convaincre. Si ces deux journaux ont timidement déclaré que la condamnation d’Assange pour espionnage mettrait en danger la liberté de la presse, pas un seul média grand public ne proteste contre les violations flagrantes de la procédure régulière, de la dignité humaine et de l’État de droit qui ont marqué l’ensemble de l’affaire. Aucun ne demande aux gouvernements impliqués de rendre compte de leurs crimes et de leur corruption ; aucun n’a le courage de poser des questions gênantes aux dirigeants politiques. Ils ne sont plus que l’ombre de ce qui était autrefois le quatrième pouvoir."
[1] L'article du Monde Diplomatique est tiré d'un livre de Nils Melzer à paraître en France le 15 septembre 2022, L’Affaire Assange. Histoire d’une persécution politique, Éditions critiques, Paris