Disparition du timbre rouge, la fin d'un service public ?

Depuis le 1er janvier le timbre rouge est remplacé par des e-lettres rouge. Les usagers devront taper leurs courriers prioritaires sur le site de La Poste ou le numériser dans leur bureau de poste. Le document sera ensuite imprimé à proximité du destinataire, mis sous pli et distribué le lendemain.

Une nouvelle imposition du numérique, réalisée sans consultation et qui va pénaliser les usagers ne possédant pas d’ordinateur, ceux ne sachant pas ou peu l’utiliser et ceux souhaitant continuer d'utiliser le service papier.

Un manque d'accessibilité

L'utilisation de ce nouveau service est tout sauf facile. Arnaud Jardin, responsable mobilisation citoyenne chez Emmaüs Connect, a tenté de souscrire à cette fameuse e-lettre en ligne.

« Il y a 18 pages avant de valider son panier, on nous demande de créer un compte… En cas de difficulté, on ne propose pas de venir au bureau de poste. Ce tout-numérique est inacceptable, il n’y a pas de plan B. Cette e-lettre dénote un aveuglement sur la fracture numérique en France, qui concerne 14 millions de personnes. Ils vont devenir des sous-citoyens, coupés d’un service de courrier urgent. 12 % des Français n’ont pas d’ordinateur ni de tablette. Ce timbre est un élément constitutif de notre vie citoyenne. Sans une plus grande accessibilité de l’ensemble des services publics, on va droit dans le mur. » 1

D’après La Poste, l’envoi pourra aussi se faire en bureau de poste à l’aide d’un conseiller. Encore faut-il qu’il y en est un ! Les bureaux de poste sont en effet de moins en moins nombreux (près d’un millier ont fermé sur les cinq dernières années) remplacés par des points chez des commerçants, ce qui est déjà une honte ! Or la e-lettre ne sera pas proposée dans ces points relais.

Des usagers manifestent leur mécontentement et leur inquiétude dans ce reportage de France Télévision : https://www.francetvinfo.fr/societe/debats/timbre-marianne/la-poste-le-casse-tete-de-la-e-lettre-venue-remplacer-le-timbre-rouge_5580330.html

« En ce qui concerne les besoins des usagers, je n’ai pas le sentiment qu’il y a eu une grande enquête de satisfaction pour supprimer ce timbre rouge » (Prune Helfter-Noah, coporte-parole du collectif Nos services publics.) 2

Un service plus cher

La nouvelle e-lettre coûtera plus cher que l’ancien timbre rouge, il faudra payer 1,49 euro (contre 1,43 euro pour le timbre rouge classique). Une augmentation qui s’inscrit dans la continuité de ce que faisait déjà La Poste, puisque les tarifs du timbre rouge n’ont pas cessé d’augmenter depuis de nombreuses années.

La plupart des usagers devront donc se contenter des lettres vertes dont le délais va passer à J+3 (contre J+2 jusqu’à présent).

« la lettre verte transmise à J + 3 (contre une transmission à J + 2 aujourd’hui) et la création d’une lettre turquoise pour des envois suivis à J + 2 à partir de 2,95 euros, les usagers seront incités à mettre la main au porte-monnaie pour voir leur courrier arriver plus rapidement.

Le timbre gris, le moins onéreux (1,14 euro), disparaît, lui, complètement. «  Tout cela va coûter plus cher aux foyers  », observe Frédéric Barrat, secrétaire national adjoint CFTC, en charge de la branche courrier. 3

Un risque pour la vie privée et professionnelle

Pour faire partir une lettre prioritaire il faudra désormais envoyer son texte sur le site laposte.fr ou se rendre dans un bureau de poste, via un automate ou avec l’aide d’un postier, ce système représente donc un risque pour le secret des correspondances à différentes étapes. Un point qui a été vivement critiqué par plusieurs avocats.

« Cela présente deux moments à risque : le scannage de la correspondance si l’expéditeur y a recours et l’impression et la mise sous pli de celle-ci », explique Dominique Piau, avocat au Barreau de Paris.

« Techniquement, même si c’est une machine qui met sous pli, s’il y a un bourrage papier, il y a bien un humain qui vient sortir le papier, renchérit Mélodie Kudar, avocate pénaliste au Barreau de Versailles. Je ne l’utiliserai pas, comme je n’utilisais déjà pas le recommandé en ligne. » 4

De plus, en cas d’absence de bureaux de poste de proximité, La Poste a annoncé la mise en place possible d’un scan par les facteurs. Le courrier se retrouverait numérisé à l’aide d’un téléphone portable, ce qui est tout sauf sécurisé, non seulement en matière de secret des correspondances mais aussi pour ce qui est du piratage. D’autant que ces courriers seront ensuite conservés pendant un an sur les serveurs de La Poste.

Le faux argument écologique

La Poste présente la mise en place de la e-lettre comme étant un acte écologique, expliquant que le timbre rouge se traduit par des trajets en avion et en camion pour peu de marchandises. Il est vrai que la poste possède un maillage important du territoire en plateformes de tri, d’un réseau aérien d’au moins 4 avions et d’un réseau routier rapide avec un taux de remplissage faible, la suppression de ces transports apparait donc au premier abord comme une bonne idée d’un point de vue écologique.

Seulement, on peut douter de la sincérité de cet argument étant donné que les émissions globales de l’opérateur postal sont en hausse notable (voir l’enquête publiée par Mediapart en octobre 2021). La Poste pourrait très bien relancer l’acheminement ferroviaire, comme ce qu’il se faisait avant avec les TVG postaux, c’est ce que réclame depuis longtemps la CGT.

« On peut faire un Paris-Bordeaux en moins de trois heures en train, précise Romain Boillon, mais La Poste ne veut pas en entendre parler. Elle dit que c’est trop cher. Sans compter que les multiples réorganisations dans les plateformes de courrier et les restructurations des bureaux de poste ont éloigné les postiers de leur lieu de travail. Quant au courrier, il continue de faire des circuits pas possibles sur route avant d’être acheminé. » 1

De plus, rappelons que le numérique n’est pas écologique par définition. Il consomme de l’électricité qui elle même est générée par des centrales nucléaires. Il demande aussi l’utilisation de matériaux rares dont l’extraction demande beaucoup d’énergie, d’eau et de ressources, engendre des pollutions et est réalisée grâce à l’exploitation de populations à l’autre bout du monde. De plus, pour ce qui est des courriers dématérialisés, comme les emails ou ces e-lettres, il faut savoir que plus ceux-ci sont conservés longtemps sur un serveur, plus leur impact écologique est important.

Voir : https://www.greenpeace.fr/la-pollution-numerique/

et https://www.lemonde.fr/planete/article/2011/07/07/combien-de-co2-pesent-un-mail-une-requete-web-et-une-cle-usb_5982002_3244.html

Décharge électronique au Nigeria. © Kristian Buus / Greenpeace

La question de la rentabilité

En réalité la mise en place de la e-lettre pour La Poste relève moins d'un intérêt écologique que d'un raisonnement capitaliste. L’opérateur de courriers postaux est un fort déficit depuis plusieurs années, celui-ci s’est creusé à partir de 2020 et dépasse à présent le milliard d’euros, il cherche donc à faire des économie.

La mise en place de la e-lettre apparait comme une alternative plus rentable, selon ses critères, car cela lui permet de mobiliser moins de camions et de moyens logistiques par rapport au faible nombre de courriers envoyés.

La Poste explique que ce déficit vient de la diminution du nombre d’envois postaux. Or, s'il est vrai que le volume de courrier ordinaire a diminué, celle-ci n’est pas seulement dû à un « changement des pratiques des usagers ». En réalité, le déclin spécifique du timbre rouge a été en partie organisé et amplifié par La Poste elle-même et cela depuis plus de dix ans, notamment par l’introduction du timbre vert et l’accroissement de l’écart tarifaire.

C’est ce que révèle cet article de médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/economie/010922/comment-la-poste-prepare-la-fin-du-timbre-rouge

Pas sûr que cette stratégie de La Poste soit payante pour le groupe, car comme l’a souligné Prune Helfter-Noah :

« Pourquoi est-ce que les gens qui ont un ordinateur et qui utilisent les courriels payeraient 1,49 euros, un prix démentiel, une telle lettre, avec tous les aléas que ce système comporte ?

A l’inverse, parce que certains en ont besoin et/ou parce qu’ils n’ont pas d’ordinateur, on ne voit pas pourquoi ils s’embêteraient à passer par cette e-lettre rouge. Ils utiliseront le timbre vert ou le nouveau timbre turquoise, la «lettre service plus» » 2

Un service public qui se doit d'être au service de tous les publics

Même si l’alternative du timbre vert existe, le fait que le numérique soit imposé pour le service de courrier prioritaire reste pénalisant pour les usagers les plus précaires ne possédant pas d'ordinateur ou ne souhaitant pas payer plus cher le tarif postal ; et handicapant pour ceux souhaitant rester au service papier, étant donné que le courrier vert ira moins vite que la e-lettre.

Mieux vaut ne pas avoir un envoi pressé à faire à une administration…

Sur ce point, la disparition du service papier va compliquer la vie des personnes détenues et de leurs familles dans leurs communications avec leurs avocats et leurs recours auprès de la justice. En effet, les détenus n’ont pas accès à internet, ils n’auront donc pas d’autres choix que de passer par les lettres vertes, sauf qu’avec ces dernières les délais sont plus longs, or les questions juridiques qu’ils ont a traité avec leur avocat sont souvent urgentes.3

La majorité des personnes détenues sont sans moyens financiers, de même que leurs familles qui doivent supporter les frais d’avocat ou qui sont déjà précaires et bénéficient de l’aide juridictionnelle.

AZEMDEGA/GETTY IMAGES/ISTOCKPHOTO

300 millions de lettres prioritaires sont envoyées par an, ce n’est pas rien. La numérisation ne devrait pas être imposée.

Un service public est censé permettre l’accès à ses services à l’ensemble de ses usagers, sans condition ni discrimination.

Face à ce constat, l’argument économique ne tient pas, comme le souligne ci-dessous Rahim Ibrahimi, facteur, syndicaliste Sud PTT dans les Hauts-de-Seine sur le plateau de mediapart 4

« On a une mission de service public et donc ce point de vue là il faut aussi accepter qu’à un moment donné l’activité de distribution du courrier et de la presse quotidienne ne soit pas forcément bénéficiaire (…) On ne devrait pas demander à l’hôpital public ou à l’enseignement d’être bénéficiaire et de générer des profits et ben de même nous on pense qu’en ce qui concerne la distribution du courrier et de la presse quotidienne, qui sont des missions de service public, on n’a pas à être bénéficiaire.

Et le groupe La poste il faut qu’il arrête un peu d’essayer de faire pleurer dans les chaumières, il génère énormément de chiffres d’affaires et de bénéfices tous les ans. Il suffit de regarder les chiffres entre 600 millions et 1 milliards de bénéfices ces dix dernières années par an, par le biais de ses autres filiales, par le biais de coli-poste par le biais aussi de sociétés qu’elle rachète » (Rahim Ibrahimi)

« C’est le raisonnement normal d’une entreprise. A priori moins de postiers, moins de gestion des ressources humaines, réduction de la masse salariale… C’est logique. Le problème, c’est qu’il y a une inversion des valeurs. On n’a plus ce service qui part de l’intérêt des usagers, on a une entreprise qui cherche à maximiser ses profits. A l’arrivée, on aura la suppression d’un service public. C’est quelque chose de très grave. » (Prune Helfter-Noah)2

Notes

  1. https://www.humanite.fr/social-eco/la-poste/les-dessous-de-la-fin-du-timbre-rouge-759763
  2. https://www.liberation.fr/societe/fin-du-timbre-rouge-pour-une-e-lettre-rouge-ce-service-de-la-poste-ne-repond-a-aucun-besoin-20221231_VCQZQRLNURARFIUPCIGSCBCM5U/
  3. https://www.huffingtonpost.fr/life/article/fin-du-timbre-rouge-quelles-consequences-pour-les-personnes-en-detention-et-leurs-avocats_212261.html
  4. https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/060123/timbre-tournees-la-lente-deliquescence-de-la-poste