Répression des manifestants : plus loin encore avec la loi sur « la sécurité globale » ?

La Quadrature du Net dénonce trois articles - parmi d’autres - d’une « proposition » de loi sur la sécurité globale déposée le 20 octobre par des députés LREM (dont Castaner, Jean‑Michel Mis). Elle sera débattue « en urgence » dès ce mercredi 4 novembre (alors que les manifs sont interdites au moins jusqu’au 1e décembre...). Sont en cause ici ses articles 21 (qui veut déréguler l’utilisation des caméras mobiles portées par les forces de l’ordre), 22 (légalisation de la surveillance par des drones) et 24 (pour interdire la diffusion d’images de policiers).

La Quadrature du Net exige le rejet de ces trois mesures, ne serait-ce qu’en raison de l’atteinte inadmissible qu’elles portent au droit fondamental d’exprimer nos opinions en manifestation. Ce n’est pas la seule critique à faire contre ce texte, mais c’est la critique que nous développerons dans cette première analyse.

L’approche confrontationnelle du maintien de l’ordre

Pour bien comprendre les dangers posés par cette proposition de loi, il faut la resituer dans la pratique générale du maintien de l’ordre en manifestation. Deux approches s’y opposent.

Une première approche « d’accompagnement », telle qu’elle serait enseignée au centre de formation de la gendarmerie ou telle qu’elle existe en Allemagne, en Suède ou en Suisse, se concentre sur la protection des manifestants, le dialogue et la désescalade de la violence.

Une deuxième approche « confrontationnelle », telle qu’elle s’illustre vivement depuis 2015 et telle qu’elle est fermement dénoncée depuis (voir par exemple le rapport du défenseur des droits de 2018), vise avant tout à dissuader la population de participer à des manifestations, que ce soit par épuisement psychologique des participants (pratique de la nasse, blocage ou filtrage des entrées et sorties du parcours, gazage, fouilles au corps, comportements injurieux) ou par des violences physiques (LBD, grenades, charges).

Cette seconde approche ne traite plus les manifestantes et les manifestants comme des individus à protéger mais comme des « flux » déshumanisés qu’il s’agit uniquement de canaliser, de dévier, de retenir ou d’écouler.

L’approche « d’accompagnement » est théoriquement compatible avec notre droit fondamental de manifester. Au contraire, l’approche confrontationnelle est frontalement opposée à ce droit, par essence. C’est cette approche que la loi « sécurité globale » tente de renforcer, en donnant à la police trois moyens technologiques nouveaux pour s’y enfoncer davantage.

Surveillance de masse au sol

Une loi de 2016 a autorisé les policiers et les gendarmes à filmer leurs interventions par des « caméra mobiles ». Une condition était toutefois posée : que l’agent portant la caméra ne puisse pas accéder aux images, celles-ci ne pouvant être exploitées qu’à posteriori, lorsqu’un événement particulier survenu pendant l’intervention le justifiait. Cette condition, d’après l’avis de la CNIL, constituait une des « garanties essentielles » capables de rendre le dispositif acceptable.

L’article 21 de la loi « sécurité globale » propose de supprimer cette garantie. Non seulement l’agent pourra accéder aux images qu’il a enregistrées mais, plus grave, les images ne seront plus seulement exploitées à posteriori : elles pourront aussi être « transmises en temps réel au poste de commandement ».

Quel est le but de cette transmission en temps réel ? Il ne s’agit manifestement pas d’informer le centre de commandement du déroulé de l’intervention, puisqu’une communication orale y suffit largement depuis des décennies. À notre sens, un des intérêts principaux serait de permettre l’analyse automatisée et en temps réel des images.

Pour rappel, la police est autorisée depuis 2012 à utiliser des logiciels de reconnaissance faciale pour identifier une des 8 millions de photos déjà enregistrées dans le fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) sur n’importe quelle image dont elle dispose (qu’elle vienne de caméras fixe ou mobile, de vidéo publiée en ligne, etc.).

En manifestation, la reconnaissance faciale en temps réel permettra au centre de commandement de renseigner en direct les agents de terrain sur l’identité des nombreux militants et militantes qu’ils croiseront, déjà fichées à tort ou à raison dans le TAJ, fichier que la police gère seule sans contrôle indépendant effectif.

Ce nouvel outil permettra à la police de multiplier certains abus ciblés contre des personnes déjà identifiées : gardes à vue « préventives », accès au cortège empêché, interpellations non suivies de poursuite, fouilles au corps, confiscation de matériel, comportement injurieux…

Il ne s’agirait pas d’une simple accentuation mais d’un véritable changement de paradigme : actuellement, la police ne peut malmener qu’une poignée de personnes, plutôt célèbres, dont le visage peut être effectivement retenu par les policiers humains. Cette limite cognitive disparaît entièrement avec la reconnaissance faciale en temps réel, qui pourra toucher n’importe quel militant politique ou presque. Cette évolution est parfaitement étrangère à l’approche protectrice du maintien de l’ordre, mais s’inscrit parfaitement dans l’approche confrontationnelle.

Surveillance de masse aérienne

L’article 22 de la loi « sécurité globale » propose d’autoriser une pratique qui s’est répandue en violation de la loi au cours des derniers mois : le déploiement de drones pour surveiller les manifestations (pratique que nous venons d’attaquer à Paris).

Une telle surveillance aérienne est parfaitement inutile dans l’approche non-confrontationnelle du maintien de l’ordre : les drones ne sont pas des outils de dialogue ou d’apaisement mais, au contraire, distancient certains policiers et gendarmes des manifestants, qui ne peuvent même plus les voir. À l’inverse, la surveillance de masse par drones s’inscrit parfaitement dans l’approche confrontationnelle, et ce de deux façons.

En premier lieu, tout comme pour les caméras mobiles, les images captées par drones peuvent être analysées par reconnaissance faciale en temps réel, facilitant les actions ciblées de la police contre des militants préalablement identifiés.

La surveillance par drones permet aussi, plus simplement, de suivre à la trace n’importe quel individu « dérangeant » repéré au cours d’une manifestation, afin de diriger les forces aux sols pour le malmener. Mediapart en a récemment donné un exemple saisissant : le témoignage de militantes qui, pour défendre l’hopital public, ont lâché une banderole flottante pendant un discours d’Emmanuel Macron et que la police a interpellées dans un domicile privé en expliquant avoir suivi leur trace par drone – avant de les relâcher après quatre heures, sans qu’elles ne soient poursuivies.

Gérard Darmanin l’explique sans gêne dans le nouveau « schéma national du maintien de l’ordre » : les drones « sont utiles tant dans la conduite des opérations que dans la capacité d’identification des fauteurs de troubles ».

En second lieu, à ces attaques ciblées s’ajoute une approche plus collective. Le drone est l’outil idéal pour la gestion de flux déshumanisés propre à l’approche confrontationnelle. La position aérienne donne à voir concrètement ces « flux » et « liquides » que nous sommes devenus. Elle fait clairement apparaître les robinets et les écluses que la police peut actionner pour retenir, dévier ou faire écouler les flux humains : nasses, barricades, filtres, grenades, gaz. La stratégie d’épuisement des foules est bien délicate à mener sans vision d’ensemble, et c’est l’intérêt principal des drones que d’offrir cette vision.

Pire, avec une vision si haute et lointaine, les ordres du centre de commandement ne peuvent qu’être déconnectés des considérations humaines les plus élémentaires : bien souvent, les manifestants et les manifestantes ne sont plus que des points vus du dessus, dont la souffrance et la peur sont imperceptibles.

Les conditions idéales sont réunies pour éviter que les donneurs d’ordre ne soient distraits par quelque empathie ou considération morale, pour que plus rien ne retienne la violence illégitime qui dissuadera les manifestants de revenir exercer leurs droits.

Interdiction de documenter l’action de la police

L’article 24 de la loi « sécurité globale » propose d’interdire au public de diffuser « l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police » et lorsque cette diffusion est faite « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ».

Cette dernière précision vise à rassurer, mais ne soyons pas dupes : la police empêche déjà très régulièrement des personnes de la filmer alors qu’elles en ont parfaitement le droit. Cette nouvelle disposition ne pourra que rendre l’opposition de la police encore plus systématique et violente, peu importe le sens exact de la loi. De même, cette disposition sera à coup sûr instrumentalisée par la police pour exiger que les réseaux sociaux, petits ou grands, censurent toute image d’abus policiers, d’autant que le droit français rend ces plateformes responsables des images « manifestement illicites » qu’elles ne censureraient pas après signalement.

Il faut bien comprendre, ici encore, que si le maintien de l’ordre se faisait dans une approche de protection et d’apaisement, cette mesure serait parfaitement inutile. La population ne dénoncerait pas de policiers et n’en diffuserait pas l’image si la stratégie de maintien de l’ordre ne reposait pas sur la violence. Le seul objectif de cette disposition est de permettre à cette violence de perdurer tout en la rendant pratiquement incontestable.

Conclusion

Aucune de ces trois mesures ne serait utile dans une approche non-violente du maintien de l’ordre, dont l’objectif ne consisterait pas à combattre l’exercice légitime d’une liberté fondamentale mais bien de l’accompagner. A fortiori, ces mesures donneraient un pouvoir nouveau, dans un contexte où la contestation contre les violences policières grandit et où se fait criant le besoin de mécanismes démocratiques de contre-pouvoirs et de régulation du maintien de l’ordre.

Ce fourvoiement des députés LREM, avec la complicité du gouvernement et de leurs alliés de circonstance du centre traduit une déconnexion de certain·es parlementaires. Nous demandons à l’Assemblée nationale de supprimer ces articles et d’exiger — c’est aussi son rôle — du ministère de l’intérieur un changement radical de modèle dans le maintien de l’ordre.

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