La réalité virtuelle comme outil de conditionnement

© Caroline Varon/Reporterre

La réalité virtuelle (ou VR, virtual reality), ce sont notamment ces casques de zombie pour qui les croisent, mais qui permettraient à celui qui les porte de ne faire qu'un avec la technologie, de plonger dans des mondes virtuels. Une activité à haute teneur ludique donc, qui permet de voyager dans l'espace, dans l'histoire...

Sauf que Pierre-Édouard Stérin, milliardaire d'extrême droite, y voit un outil de condionnement idéologique très puissant car il agit sur les corps et les émotions. Il cherche, en rachetant nombre de starts-up, à prendre une position monopolitique sur ce marché...

Extraits de l'article de Télérama "La réalité virtuelle comme cheval de Troie ?"

Encore inconnu il y a un an, le milliardaire catholique traditionaliste, exilé fiscal en Belgique, intéresse les députés depuis la révélation par L’Humanité du projet Périclès, qui vise à faire basculer un millier de mairies dans le giron de l’extrême droite aux prochaines municipales.

Mais loin du palais Bourbon, Stérin mène une offensive sur un autre front : celui des imaginaires. En parallèle de son entreprise de conquête électorale, le discret homme d’affaires a progressivement mis le grappin sur le secteur en plein essor des expériences immersives. Et avec la réalité virtuelle — cette technologie démiurgique qui permet de créer des mondes et d’y plonger les utilisateurs —, il espère rejouer l’Histoire à sa manière.

Pour donner corps à cette ambition de maître des narratifs, le fondateur des coffrets cadeaux Smartbox n’a pas choisi d’injecter de l’argent dans quelques projets épars. Il a bâti, en un temps record, un écosystème complet fait de studios de production, d’espaces de diffusion et de partenariats institutionnels.

À mesure qu’il tisse sa toile, peu de voix osent publiquement questionner ses intentions. "Tout le monde a peur de son potentiel de nuisance", lâche le patron de Backlight, l’un des rares à accepter de témoigner sous son identité. Il observe l’expansion rapide de ce mécène réactionnaire : "C’est devenu le premier argentier des start-up en France, et beaucoup de gens ne veulent pas insulter l’avenir."

Face à un secteur encore fragile économiquement où la minute de fabrication peut coûter jusqu’à 150 000 euros, et dont les financements publics tardent à se concrétiser, l’argent privé de Stérin risque-t-il de devenir une dépendance ? Pour porter ses récits, Stérin a soutenu plusieurs sociétés de production, presque toutes domiciliées au siège du Fonds du bien commun — l’organisation philanthropique qu’il a créée en 2021 pour financer des projets dans l’éducation, la culture ou la solidarité.

La première, Cités immersives, a été fondée en 2023 par Jean Vergès, autoproclamé "troubadour de l’Histoire", et Anthony Samama, un startupeur, également adjoint de Philippe Goujon, le maire LR du 15e arrondissement de Paris. Après avoir lancé la Cité immersive viking à Rouen, un lieu pour "embarquer avec les premiers Normands" (cent vingt mille spectateurs en 2024), le duo développe un projet autour des Fables de La Fontaine. "On rêve de musées différents, on veut concevoir des projets apolitiques et rassembleurs."

Également couvé par Stérin, le studio Sandora est plus naturellement proche de sa vision du monde. Fondé par Marin de Saint Chamas et Baudouin de Troostembergh, qui ont tous deux directement travaillé pour le milliardaire, celui-ci propose, à Paris, Napoléon, l’épopée immersive, sous la tour Montparnasse. En une vingtaine de minutes, d’Austerlitz à la Bérézina, Bonaparte y est présenté comme le "sauveur de la Révolution".

En décembre dernier, l’expérience a été montrée en avant-première à la Banque de France, en présence de militaires en uniforme. Et, en mai, l’ancien président François Hollande est venu la tester. Ce roman national à la sauce Stérin peut encore s’appuyer sur deux nouveaux entrants, issus de son giron : Explore Lab et Original Narratives. Cette dernière, née en Espagne il y a quelques mois, prévoit de se lancer fin 2026 avec une deuxième expérience Napoléon.

En tout, Original Narratives viserait dix productions durant les cinq prochaines années, par exemple autour de Jules Verne (pour le 200e anniversaire de sa naissance) ou de Jeanne d’Arc (que l’extrême droite a transformée en figure totémique). Selon certaines sources, l’entreprise mise aussi sur les neurosciences et "l’apprentissage furtif", facilité par la technologie immersive. "Plutôt que d’être passif devant l’écran, vous pénétrez dans le décor, comprenez le contexte sans effort et êtes transporté par l’émotion et l’action", annonce un document interne.

En rachetant la société Eclipso en 2022, le milliardaire a aussi réussi à constituer un quasi-monopole sur la distribution d’expériences VR. À Paris, Lyon, Bordeaux et bientôt Nantes, les "expéditions immersives" d’Excurio, l’un des leaders du secteur, coproduites avec de grandes institutions publiques (comme "Carcassonne, 1304" avec le Centre des musées nationaux), sont ainsi montrées dans les vastes espaces de Stérin, sans que le visiteur le soupçonne.

"À la manière de Bolloré, qui en rachetant Canal+ est devenu central dans le financement du cinéma, il est devenu un maillon essentiel de la chaîne", glisse une source de l’industrie. De quoi s’imposer à un carrefour stratégique. Car si la réalité virtuelle a longtemps été perçue comme un simple gadget par des institutions culturelles, "c’est une expérience transformative, plus puissante qu’un film".

Certaines études scientifiques montrent ses effets cognitifs, son potentiel mémoriel, et même sa capacité à remplacer les anesthésiants lors d’interventions chirurgicales. Présentée comme la machine à empathie ultime, la VR agit sur les corps et les émotions. Stérin, qui investit aussi dans l’éducation, a vite compris la puissance affective de cet outil propice à l’enrôlement idéologique. De quoi rêver d’un Puy du Fou augmenté.

Aujourd’hui, le location based entertainment (LBE) — ces expériences diffusées dans des lieux fixes comme ceux du réseau Eclipso — reste le seul débouché rentable du secteur, l’équipement domestique restant très marginal. Ce modèle, à la fois fermé et dépendant d’un nombre réduit d’acteurs, conforte la position de Stérin, en plaçant l’exploitation commerciale des oeuvres avant toute politique d’auteur.

Son portefeuille d’investissements devient un véritable manifeste politique. "Là où Pinault et Arnault ont pénétré le monde de la culture en créant leur fondation, Stérin a préféré investir discrètement dans la production et le foncier. Mais, contrairement à eux, il ne veut pas donner des gages au secteur, c’est la brique d’un projet civilisationnel. Et comme il ne peut pas directement financer la vie politique comme aux États-Unis, c’est le moyen le plus efficace d’arriver à ses fins", analyse un des acteurs du secteur.

En privé, une ancienne ministre de la Culture se dit "préoccupée au plus haut point par ses investissements", quand un mécène contacté parle d’une "véritable entreprise de soft power". Un champ de bataille où l’extrême droite ne retient plus ses coups : après avoir violemment ciblé le metteur en scène Thomas Jolly et l’historien Patrick Boucheron pour leur cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, la fachosphère s’est encore déchaînée lorsqu’elle a appris que le binôme envisageait de monter un spectacle son et lumière au château de Chambord.

Pour un producteur : "son projet ne peut réussir que si des gens acceptent son argent. Et contrairement à ce que dit l’adage, il a bien une odeur."