"L'Histoire de Souleymane", un film de Boris Lojkine diffusé actuellement au Méliès, livre le récit de vie d’un jeune livreur à vélo guinéen qui donne tout pour réussir son entretien de demande d’asile. Un film d’actualité qui montre les dangers de l’ubérisation et la dure réalité des sans papiers. L’occasion pour nous de revenir sur le sujet dans cet article.
Abou Sangaré, qui incarne le rôle du personnage principal dans le film et qui est vraiment sans papier, a donné un témoignage poignant dans un entretien réalisé par mediapart.
« Quand on est sans-papiers on n'existe pas, vis-à-vis de la loi on n'existe pas, deuxièmement on n'est pas libres, troisièmement on a tout le temps la peur, de se faire contrôler, des agressions » (Abou Sangaré)
Les entreprises de livraison ou de mobilité, de typer Uber et Delivroo, reposent sur l'exploitation de leurs livreurs. Ceux-ci n'ont pas le statut de salariés, ils sont travailleurs indépendants ou micro-entrepreneurs et travaillent officiellement "avec" et non pas "pour" l'entreprise, via une plateforme numérique (application) qui les met en relation les clients.
Cette différence de statut ne leur permet pas d’accéder à certains droits : congés payés, arrêts maladie, heures supplémentaires rémunérées... Ils ne peuvent pas bénéficier d'une protection sociale complète, notamment au niveau de l’assurance vieillesse, de l’assurance chômage et de la couverture en cas d’accident du travail.
Le rêve de la start-up nation.
Pour les livreurs cela signifie surtout : Stress, effacement de la limite entre vie professionnelle et vie personnelle, revenus plus précaires que pour les salariés, notamment en cas de maladie ou de changement de politique tarifaire de la plateforme, difficulté d’accès aux prêts et au logement en l'absence de revenus stables, risque économique, moindre opportunité d’accès à la formation, précarisation de l'activité...
La supposée "liberté" que ces métiers sont censés offrir, se révèle fausse en raison en raison d'horaires obligatoirement alignés sur les heures de repas et en raison d'une surveillance quasi-omnisciente des employeurs concernant l'avancée de l'ensemble des livraisons (ou des tâches).
Par ailleurs, les clients sont aussi dotés d'un système de notations, qui « met les travailleurs sous stress », car ils risquent à tout moment de voir leur compte suspendu s'ils ne sont pas assez performants. Ça les pousse souvent à prendre des risques et même à risquer leur vie, tout cela pour un salaire dérisoire, beaucoup se blessent ou meurent sur les routes.
Voir cet article de Streetpresse : "Livreurs UberEats ou Deliveroo, ils risquent leurs vies pour un burger".
Une exploitation des sans-papiers
Dans un livre, "UberUsés" paru en mai 2023, la sociologue Sophie Bernard a interrogé plus de cent chauffeurs de la plateforme à Paris, Londres et Montréal. Son constat est simple : la grande majorité sont des immigrés ou des enfants d’immigrés.
Les sans-papiers constitue une part importante du modèle économique de la plateforme. À Paris, ils seraient entre 70 et 80 % de livreurs en situation irrégulière.
« Sans les sans-papiers, il n’y a tout simplement pas de livraison. » (Abdel, livreur à Paris)
Pendant le covid ceux-ci ont pris des risques, continuant de livrer en dépit des multiples contrôles de police. Certains ont fini en CRA (Centre de Rétention Administrative).
« J’ai eu peur. Je n’avais pas de papier. Alors j’ai donné le blaze de mon cousin, et ils m’ont embarqué au commissariat », rembobine [Moussa] jeune homme de 25 ans, résident en France depuis une dizaine d’années. Résultat : il passe un mois au Centre de rétention de Vincennes. « Y’avait plein de livreurs comme moi qui s’étaient fait attraper », se rappelle-t-il, entre deux livraisons. Ce séjour en Cra, où il raconte s’être fait tabasser par les policiers, lui a laissé un goût amer en bouche. La peur de se faire à nouveau contrôler et renvoyer en rétention ne le quitte pas. « Je ne suis pas un bandit, je ne suis pas un criminel, je ne fais que travailler », s’emporte-t-il. « Alors j’ai pris une avocate pour me faire régulariser. Là, je me suis fait contrôler deux fois, on m’a laissé passer »
« Tout le monde flippe » Les livreurs sans-papiers redoutent les contrôles de police, Street press
Une exploitation de la misère, qui conduit également à une exploitation des mineurs, qui n'ont pas d'autres choix que de tricher pour pouvoir survivre.
Le combat européen des travailleurs ubérisés
Plusieurs pays comme l’Espagne et la Belgique ont depuis 2021 poussé pour que l’Europe change le statut des chauffeurs-livreurs des plateformes comme Uber et Delivroo. Le but : qu’ils passent du statut de travailleur indépendant à celui de salarié, car dans les faits, ces travailleurs soit-disant indépendants ont bien une relation de subordination avec les plateformes.
Sur 28 millions de travailleurs concernés en 2022 (un chiffre qui pourrait monter à 43 millions en 2025), la Commission européenne estime à 5,5 millions le nombre de "faux" indépendants.
Après un long marathon de deux ans depuis le projet déposé par la Commission européenne en décembre 2021, une directive pour requalifier les travailleurs "indépendants" des plateformes en salariés a finalement été adoptée le 11 mars 2024. Les pays favorables à cette législation ont réussi à l'imposer en Europe, avec le soutien massif des travailleurs et travailleuses à vélo.
Cela ne s'est toutefois pas fait grâce à la France, qui s’est démenée comme d'habitude pour vider la directive européenne de sa substance. Rien d'étonnant de la part de notre président de la "start-up nation". Son rôle dans le développement de l'entreprise Uber, depuis 2017 (où il était alors ministre de l'économie sous Hollande) a d'ailleurs été clairement révélé par les "Uber files".
Voir notre article : Directive en faveur des livreurs à vélo finalement adoptée, mais sans la France de Macron
Les États membres disposeront de deux ans pour l'intégrer dans leur législation nationale.
Ce texte européen, bien que moins ambitieux qu'au départ, reste une avancée. Les livreurs peuvent à présent obtenir un statut de salarié s'ils en font la demande. Cela pourrait également aider les travailleurs sans papiers qui pourront ensuite arguer de la présomption de salariat pour prouver qu'ils travaillent depuis deux, trois, cinq ans sur le sol français.
De plus, la directive européenne introduit également des règles sur l'utilisation des algorithmes.
En France, en décembre 2023 des livreurs Uber et Delivroo se sont mis en grève contre un algorithme qui calculait à la baisse la rémunération de leur course. La directive européenne apporte un changement législatif : ces algorithmes ne pourront plus décider des rémunérations, désactiver le compte ou interdire de travailler à un chauffeur ou un livreur sans voie de recours, ni automatiser certains aspects de la coordination des travailleurs, par exemple en matière de répartition des tâches et de suivi des performances. Une victoire !
Une lutte qui continue
Malheureusement si les conditions de travail semblent s'améliorer pour les livreurs des plateformes, il n'en est pas de même pour les sans-papiers.
Le gouvernement Barnier a annoncé une nouvelle loi immigration pour 2025, avec un durcissement de la rétention administrative. Dans une interview du 09 octobre, le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a également parler de la révision de l’aide médicale d’État. En 2023, la menace de sa suppression avait pourtant suscité une énorme vague de protestation dans le milieu associatif et dans le corps médical.
Une annonce qui n'a cependant rien de surprenant, Bruno Retailleau, ayant été l'un des grands artisans du durcissement du projet de "loi Darmanin" qui avait été retoquée par le Conseil constitutionnel en janvier 2024. Il ne cache pas son désir de rétablir les mesures qui avaient été rejetées.
Des associations comme La Cimade poursuivent leur combat pour la régularisation large et durable de toutes les personnes sans-papiers, qui ne soit pas seulement limitée aux personnes qui travaillent.
À Saint-Étienne, un ciné-débat autour du film "L'Histoire de Souleymane" a eu lieu mercredi dernier au Méliès, organisé par La Cimade et la CGT. avec la participation du CTPEP (Comité des Privés d’Emplois et Précaires de la CGT).
La prochaine projection-débat aura lieu le 05 novembre, organisée cette fois-ci par la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme), en présence de Michel Samson, ancien journaliste au Monde et à Libération, cinéaste et écrivain, qui a accueilli et retranscrit « LA VIE D’ABOUBACAR », immigré guinéen comme Souleymane, au parcours très semblable. Lien de l'évènement facebook : https://www.facebook.com/events/1144192180405207/?ref=newsfeed
Pour aller plus loin
Directive en faveur des livreurs à vélo finalement adoptée, mais sans la France de Macron (HCN)
Comment le ministre Macron a aidé Uber à s'implanter sur le marché français (Huffington post)