Dans la course à l'extrême droitisation, la "submersion" du 1e ministre

Dans le nauffrage actuel de toute une partie de la classe politique, on ne sait plus qui du discours de récupération ou des conversions profondes précède l'autre, mais l'autoproclamé "bloc central" sombre par l'emploi des mots clés de l'extrême droite.

Le ci-devant 1e ministre estime donc que la France "approche" d'un sentiment de "submersion" en matière d'immigration.

Tania Racho, chercheuse de l'Université Paris-Saclay, démonte ci-dessous par une démarche scientifique impeccable ce cliché dévastateur pour les populations concernées, et au delà pour ce tiers de la population française (d'après le démographe François Héran) qui a dans son ascendance un parent immigré. En effet, l'immigration ne date pas d'hier et ne s'arrêtera pas, n'en déplaise aux Sarkozy, Bardella, Valls, Darmanin... et à leurs ami.es.

Ce discours sert la carrière politique de divers ministres de ce gouvernement d'extrême centre, dont celle du ministre éphémère de l'intérieur qui peut arguer d'une hausse de 26,7% des expulsions ... Et alimente les menaces de mort contre des avocats lyonnais de défense des migrants, véhiculées par le magazine d’extrême droite Frontières (dirigé par un ex-LR).

Une tribune signée par 80 organisations (la quasi totalité des associations nationales et locales engagées dans l'accueil des étrangers) dénoncent les "Dix ans de non-accueil des personnes exilées en France". Pour notre part, nous dénonçons l'usage de technologies numériques (particulièrement de l'IA) contre les migrants aux frontières de l'Europe (et, de plus en plus, à chaque frontière nationale), et l'emploi de la ségrégation par la dématérialisation administrative vis à vis des étrangers.

Extraits de l'interview de Tania Racho

Ce concept de submersion migratoire est-il fondé sur des données étayées par la recherche et des données institutionnelles sur les migrations ?

Tania Racho : La réponse est non. En France, la population immigrée (les personnes nées à l’étranger et vivant en France) est de 10,7 %. Si on décompte parmi ces immigrés les personnes ayant la nationalité française, on arrive à 8,2 % des habitants sur le territoire national.

Notons que, parmi ces 8,2 %, il y a à peu près 3,5 % d’Européens. Or souvent, derrière le mot étranger, on pense à des non-Européens qui ne représentent finalement que 6 % de la population française.

Immigrés arrivés en France en 2022, selon leur continent de naissance. En 2022, 40,4 % des immigrés arrivés en France sont nés en Europe - Source Insee

La France est loin d’être le pays le plus accueillant en Europe pour les étrangers ou dans le monde d’ailleurs. En comparaison, c’est 15 % de la population américaine qui est immigrée, et 16 % en Suède.

Pour 2022 : nombre d’immigrants pour 1 000 habitants arrivés dans les pays de l’UE - Source Eurostat

Population étrangère et née à l’étranger dans les pays de l’Union européenne en 2021 - Source Eurostat

Derrière ces chiffres, il y a de nombreux statuts différents qui distinguent les étrangers. On parle souvent des primo-arrivants dans le discours politique. Or, ces arrivées sont relativement stables, avec à peu près 300 000 personnes par an. Parmi elles, un tiers sont des étudiants qui ont vocation à ne pas rester, un autre tiers correspond à l’immigration familiale. Le dernier tiers se décompose en immigration de travail et titres de séjour humanitaire délivrés pour les réfugiés.

Il faut aussi prendre en compte le solde migratoire (ou accroissement migratoire) qui est la différence entre le nombre de personnes qui sont entrées sur un territoire (immigrants) et le nombre de personnes qui en sont sorties (émigrants). En 2023, le solde positif n’est que de 183 000 personnes.

Composition de la population vivant sur le territoire national, selon le lieu de naissance et la nationalité, en 2023. 4 801 000 immigrés de nationalité étrangère vivent en France - Source Insee

Est-ce que ces arrivées ont augmenté ?

Les arrivées ont effectivement augmenté ces dix dernières années : en 2010 il y avait 8,5 % d’immigrés et en 2023 c’était 10,7 %. Par exemple, en 2010, on comptait 200 000 premiers titres de séjours délivrés, tandis qu’en 2023 c’est 300 000 : l’immigration a donc augmenté. Cela est lié à une dynamique globale : le phénomène de déplacement est plus important dans le monde, qu’il s’agisse d’une immigration organisée (étudiants, travailleurs, accords d’échanges entre pays) ou des déplacements forcés liés aux conflits. Lorsqu’une guerre éclate ou un conflit civil, les populations quittent leurs habitations le plus souvent pour un endroit proche, parfois dans le même pays.

Lorsque le déplacement forcé implique de quitter son pays, il se traduit par une demande d’asile : il y en a eu 160 000 en 2023 en France. Le taux moyen de protection, c’est-à-dire la reconnaissance de statuts de réfugiés, se situe autour de 40 %. Les personnes concernées bénéficient alors d’un titre de séjour humanitaire, en tant que réfugiés60 000 personnes ont obtenu ce titre de séjour en 2023. En tout, il y a un peu plus de 500 000 réfugiés en France.

Quid des personnes en situation irrégulière ?

On ne connaît pas le chiffre exact correspondant à cette situation, mais une projection fondée sur les demandes d’aide médicale d’État (AME) nous permet d’évaluer leur nombre aux environ de 700 000 personnes. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’il n’y a eu que 30 000 régularisations de personnes en situation irrégulière en 2023 (comptées dans les premières délivrances de titres) dont un tiers par le travail et les deux tiers restants pour des situations familiales, ce qui est assez faible, en comparaison des 900 000 régularisations annoncées par l’Espagne par exemple.

L’augmentation des arrivées justifie-t-elle le terme de "submersion" ?

Encore une fois, non, avec 8,2 % d’étrangers en France et une augmentation des arrivées qui reste relative. D’ailleurs, le discours du premier ministre se situait selon lui au niveau du "ressenti" – il a parlé de "sentiment de submersion".

Mais ce sentiment ne correspond pas à la réalité, tout comme l’idée d’un "grand remplacement" ne repose sur aucune réalité. Ce concept vient de Renaud Camus, un penseur d’extrême droite qui a repris une étude des Nations unies des années 2000 indiquant que l’absence d’immigration poserait de grandes difficultés démographiques pour l’Europe et donc que l’immigration était nécessaire !

Évolution de la population immigrée en France. En 2023, la part de la population immigrée représente 10,7 % de la population totale - Source Insee

Comment comprendre la persistance des discours politiques ou des sondages attestant de ce "sentiment" qu’il y a trop d’étrangers ?

Ce qui est certain, c’est que les Français ont tendance à surestimer la population étrangère (23 % au lieu de 8,2 %), ce qui rejoint cette idée de sentiment de submersion mais qui n’est pas réel.

Selon le démographe François Héran, cette mixité s’est effectivement renforcée depuis les années 1970. Il parle "d’infusion durable" avec un tiers des Français qui ont un parent ou un grand-parent immigré, ce qui laisse le temps de l’intégration. Il considère que  "cela permet un brassage diffus et évite un certain nombre de conflits."

Mais la surmédiatisation de certaines situations de migration a un impact important sur l’opinion. Par exemple, les personnes qui arrivent en situation irrégulière aux frontières de l’Union européenne, peuvent donner le "sentiment" que des flots de migrants débarquent en Europe.

Dix mille  personnes à Lampedusa c’est impressionnant, mais c’est une goutte d’eau à l’échelle européenne. D’ailleurs, les arrivées en bateau sont en baisse en 2024 par rapport à 2023. Dans l’ensemble, les personnes qui arrivent illégalement en Europe n’étaient que 355 000 personnes en 2023. Cela ne représente que 0,07 % de la population européenne.

François Héran : "Exploiter sans scrupule la xénophobie est la voie de la facilité en matière d’immigration"