Les dangers induits par Mon espace santé et par le Dossier Médical Partagé (DMP)

Image : les fichiers en santé (Monde diplomatique, d'après un travail de la Revue Z)

Le Syndicat de la Médecine Générale mène, depuis ses débuts, une réflexion très intéressante sur la numérisation des pratiques médicales. Des membres de ce syndicat ont participé à l'Atelier Santé lors de notre convention pour définir un statut d'objecteur du numérique en septembre 2023. Par ailleurs nous avions repris son analyse sur L'identité numérique en santé : entre contrôle et déshumanisation. Cette fois, nous reprenons son analyse sur Mon espace santé et le Dossier Médical Partagé (DMP), parue sur son site en octobre 2024.

"Mon espace santé" est une plateforme numérique qui rassemble des services comme un dossier médical numérique, une messagerie sécurisée, un agenda de rendez-vous, et un panel de services numériques concernant la santé à travers des applications. Autant dire un nombre important de données de santé, qui sont par nature sensibles car pouvant mener à des discriminations.

L’idée de "Mon espace santé" peut sembler attractive de la même manière que pour les autres outils numériques venant prétendument répondre à des désorganisations structurelles. Par exemple, pour le suivi de quelques personnes soignées dans différents lieux géographiques pour une maladie chronique, comme les personnes ayant des résidences secondaires où iels passent une partie de l’année ; ou bien même pour des personnes devant consulter plusieurs médecins du fait de la difficulté à avoir un suivi unique dans un contexte de difficultés d’accès aux professionnel-les.

Ces outils virtuels surajoutés ne remplaceront pas ce qui fait le soin, à savoir la relation directe, la présence, la continuité et la coordination interprofessionnelle centrée sur la personne. Pour une personne ayant une maladie chronique, une bonne communication soins primaires/soins spécialisés est suffisante et sécurisante pour la coordination du parcours de soins.

Concernant des risques spécifiques tels que l’allergie grave ou le saignement en cas de problème de coagulation, "Mon espace santé" n’apporte pas de plus-value car pour ces risques les personnes sont déjà munies de protocoles de prévention et d’intervention.

Pour tous ces cas de figure, il existe déjà aujourd’hui des outils fonctionnels, l’essentiel étant que les personnes elles-mêmes aient en leur possession les éléments nécessaires à leur suivi, ce qui leur permet également de mieux maîtriser leur parcours de soins et les choix qu’elles doivent faire.

L’usage du numérique dans son ensemble, comme mode dégradé de soin, conduit à des pertes de chances pour l’accompagnement des individu·es. Elles n’ont pas été évaluées mais représentent un risque réel et c’est ce que nous détaillons ci-après.

-  Cet outil est difficile d’usage pour les professionnel·les de santé et ne répond pas à un besoin spécifique des professionnel·les. Incorporé aux logiciels métiers dont les professionnel·les dépendent, il s’insinue dans la consultation et prend du temps : comment le mettre en place, comment s’y retrouver, comment sécuriser son usage, comment expliquer aux patient·es ses bénéfices et ses risques. En effet, en tant que professionnel·les, notre éthique est au service de la relation de soin et des personnes soignées. Nous devons délivrer une information loyale et claire à propos de nos pratiques et donc de cet outil. Toutes ces tâches s’imposent et se rajoutent aux tâches professionnelles à accomplir au détriment de la relation de soin.

Dans les documents publiés début 2024 par l’État, sur les 250 millions de documents stockés dans "Mon espace santé", seuls 185 000 ont été consultés en médecine de ville dans les 3 derniers mois ... soit 0,00074 %.

-  Selon la revue Challenges de février 2022, la création de "Mon espace santé" a été "financée jusqu’en 2023 par les deux milliards d’€ investis dans le Ségur du numérique en Santé. D’après l’appel d’offres publié sur le site des achats publics de l’Assurance maladie, la valeur du marché passé avec Atos et Octo Technologies en novembre 2020 pour réaliser, héberger, et assurer la maintenance de la plateforme a été estimée à 130 millions d’€ sur trois ans." Soit le salaire brut moyen d’environ 1700 infirmier·ères sur la même période. Et un nouveau financement de 467 millions d’€ HT vient d’être attribué pour 4 ans au même consortium.

-  L’ouverture de "Mon espace santé" s’est faite de façon automatique et rapide, sans le consentement des personnes concernées, entre le 31 janvier et le 28 mars 2022, avec une campagne de communication ayant eu peu d’impact et n’ayant pas informé les habitant·es sur ses enjeux.

Dans les documents publiés en juin 2024 par l’État (slide 12), seulement 18,3 % des usager·ères de l’Assurance maladie ont activé "Mon espace santé", c’est-à-dire l’ont consulté au moins une fois. Certaines personnes (1,3 %) se sont opposées à l’ouverture de leur propre "Mon espace santé" avant le 28 mars 2022 . D’autres ont décidé de le fermer (1,4 %), ce qui est toujours possible aujourd’hui (lien vers tuto proposé par le SMG).

-  Les professionnel·les ne sont pas obligé·es de demander l’accord des personnes pour mettre les informations dessus (certains logiciels sont même paramétrés par défaut pour les déposer automatiquement). Les professionnel·les qui qui y regardent des informations sont supposé·es avoir demandé l’accord de la personne concernée, mais il leur suffit de cliquer sur une case à cocher pour se passer du consentement de la personne, c’est le mode "bris de glace".

Ainsi, la période de la Covid a montré que le consentement en un clic est fragile, qu’il peut vite être transgressé. Un consentement transgressé n’est donc pas un consentement. Et si la personne veut contester, c’est sa parole contre celle du/de la professionnel·le, et ce, sans l’accompagnement nécessaire pour l’exercice de ses droits.

De plus, les professionnel·les peuvent aujourd’hui mettre des documents dans le DMP des personnes qu’elles accompagnent sans que ces documents ne soient visibles pour la personne elle-même. Et ce nombre de documents augmente de façon importante. Cette possibilité va donc être limitée dans la durée, sans toutefois qu’il n’y ait de rattrapage possible pour les documents aujourd’hui masqués.

-  Les institutions médicales n’ont pas toujours favorisé l’émergence et le respect des droits des personnes soignées. Et chacun·e a déjà sûrement pu en faire l’expérience :

"J’ai le droit à l’oubli et même le droit de mentir si je ne peux pas faire autrement pour préserver ma vie privée.
Dans mon parcours de soins, je peux avoir subi des discriminations concernant des états de santé et des histoires de vie : une maladie psychique stigmatisante comme la schizophrénie, le fait d’avoir subi des violences médicales ou des violences sexuelles, le fait d’être séropositif au VIH, le fait d’avoir des addictions comme le cannabis ou l’alcool, le fait de ne pas avoir de domicile ou de vivre en camion."

"Quand je vais voir un·e spécialiste pour un avis ponctuel, je peux ne pas avoir besoin ou envie de lui raconter mon parcours global."

"Parfois, je peux aussi m’être vu·e refuser des soins de manière discriminatoire et illégale, à la pharmacie, chez le médecin, le dentiste, à l’hôpital ou en clinique, etc." (situation dénoncée par un collectif d'associations, et objet de la fiche ci-dessous du Défenseur des droits)

Et ce sont de bonnes raisons pour les usager·ères de ne pas tout dire, se protéger, avant qu’une relation de confiance ne s’établisse. Et les professionnel·les ont le devoir de respecter le droit à la vie privée et les choix personnels des individu·es, ce qui leur donne le droit de ne pas tout écrire dans les dossiers médicaux.

-  Certaines personnes ou foyers n’ont pas d’ordinateur, ou l’utilisent peu, ou ne peuvent s’en acheter. Certaines ne sont pas à l’aise avec cet outil. Certaines personnes n’ont pas de boîte mail ou une mauvaise connexion de réseau Internet. Dans de nombreuses situations, un smartphone et une bonne connexion de réseau mobile sont aussi nécessaires. Beaucoup de personnes n’aiment pas passer du temps derrière un ordinateur. Selon l’INSEE, 1 personne sur 6 n’utilise pas Internet et 1 personne sur 3 manque de compétences numériques de base. Tout cela fait qu’un grand nombre d’individu·es ne "piloteront" pas leur "Mon espace santé".

Ce nouvel outil numérique ne répond ni à des besoins, ni à des attentes communes. Il ne favorisera l’émancipation que de quelques un·es. Pour la grande majorité des usager·ères, il risque de restreindre leurs autonomies, voire de les mettre en difficultés sur leur accès aux droits, et donc aux soins.

3/ Du point de vue de la protection des données personnelles

-  Les données sont toutes concentrées au même endroit et la concentration augmente les risques de piratage car l’intérêt pour les pirates est d’autant plus grand pour 2 raisons : le nombre de données à voler et le caractère sensible des données de santé, qui se monnayent donc très bien.

-  Pour certaines entreprises marchandes utilisant ces mondes connectés, ces banques de données permettent une catégorisation des personnes de plus en plus fine, afin de maximiser les profits, en affinant leurs cibles commerciales (exemple des publicitaires) et en individualisant le risque assurantiel (exemple des complémentaires santé et des objets connectés).

-  Le côté technique/pratique a été délégué à des entreprises privées, il n’y a pas de garantie du contrôle de l’État ni du contrôle citoyen. Ce sont des entreprises privées qui gèrent cela et qui y ont donc accès. Certaines pourraient être étrangères comme pour le Health Data Hub qui est hébergé par Microsoft, sachant que la législation américaine est différente de la législation européenne ; notamment en termes de protection des données de santé, les exigences sont moindres. Pour l’instant, "Mon espace santé" n’est pas versé dans le Health Data Hub, mais cela pourrait advenir rapidement.

-  De plus, nous voyons se fragiliser la relation de soin pour de multiples raisons et notamment du fait d’un glissement des arguments de santé publique, qui vise à améliorer la santé des populations, vers des arguments "sécuritaires", qui vise à contrôler les populations, comme avec le fichage des personnes trans ou bien celui des gilets jaunes passé·es par le service des urgences, ou lors du covid.

Cette concentration des données avec des catégorisations de plus en plus importantes, en lien avec des pratiques de fichage, entraine une majoration du contrôle social qui peut être discriminant, comme nous l’avons vu précédemment.

Ainsi, convergent les intérêts des entreprises marchandes et de ceux de l’État lui-même, pour augmenter la catégorisation et donc la surveillance des comportements individuels ; ce qui accroît des phénomènes de marginalisation sociale, marginalisation ressentie, éprouvée par les personnes soignées confrontées au système de soin, avec les soignant·es qui ont les mêmes biais que la société dans son ensemble.

-  Ces outils numériques entraînent une perte de la subjectivité des professionnel·les et de leurs expertises humaines de soin : en effet, ces outils numériques s’incorporent dans les pratiques cliniques sous prétexte de les faciliter.

Et ces outils dérivent déjà vers des intelligences artificielles créant des compte rendus standardisés de consultation, qui peuvent écraser la subjectivité du/de la professionnel·le et la particularité, l’individualité des usager·ères de soin. Or, ces éléments dits subjectifs participent de notre point de vue à une clinique de meilleure qualité et donc à des accompagnements plus ajustés. 

-  On ne sait pas de quoi demain sera fait, et qui aura la main sur ces données : il y a donc un risque du point du vue financier, comme avec les assurances par exemple. Mais il y aussi un risque de contrôle policier, avec une confusion entre sanitaire et sécuritaire, qui peut aller très vite et ces outils y participent grandement.

Ainsi, la création par l’État de ce fichier des personnes trans ne va pas sans rappeler les carnets de voyage des nomades. Dans les documents publiés début 2024, l’objectif cible de l’État est le nombre de documents mis dans "Mon espace santé" et non les utilisations concrètes.

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