Photo Riccardo Milani / Hans Lucas via AFP
Un article de Médiapart relate une enquête sur les dysfonctionnements des services de l'Etat pour toutes les démarches liées au droit au séjour, lesquelles se font totalement en ligne. Il s'appuie sur le récent rapport du Défenseur des droits qui dénonce des "atteintes massives" aux droits des usagers.
Cette dématérialisation s'est accompagnée d'une intensification du fichage, comme le montre cet article de Rue89 Strasbourg. "Nous remplaçons les frontières physiques par des frontières numériques", déclare la directrice d’eu-Lisa, l’agence de l'union européenne chargée du fichage des migrants dans l'Espace Schengen. C'est elle qui déploie un nouveau système, Eurodac, qui ne lie pas encoreles données récoltées à l’identité de la personne ni à sa photo. Mais de nouvelles règles relatives au statut de réfugié·e en Europe le permettront en 2026.
Par ailleurs, en amont d'un débat que nous avons organisé en décembre 2022, nous avions inventorié tous les investissements en matière d'IA, de drones et autres détecteurs de mensonges financés par l'UE pour pister et réprimer les migrants, à ses frontières extérieures mais aussi entre les pays membres (Face aux migrant·es, l'UE [et la France] systématisent l'IA). Un article d'Amnesty en fait un inventaire actualisé entre ceux déployés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans l'UE, et une étude très complète est réalisée sur tous ces outils par Algorithm Watch (ONG européenne d'origine allemande et de suisse alémanique).
Le numérique est donc bien l'outil d'une "maltraitance institutionnelle" des migrants dans toute l'Europe, du moins vis à vis de ceux venant des pays du sud, l'émigration vers d'autres pays développés étant au contraire valorisée et chouchoutée.
L’ANEF, machine à fabriquer des sans papiers
L’ANEF, ou Administration Numérique des Etrangers en France, est un portail numérique mis en place progressivement à compter de 2020, qui devait simplifier les démarches administratives des usagers étrangers, autrefois souvent contraints de passer la nuit devant leur préfecture dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous.
Mais il s’est imposé comme canal unique dématérialisé pour les ressortissants étrangers : pour les prises de rendez-vous en ligne, pour les demandes de titres de séjour et leur renouvellement, de changement de statut ou de régularisation, de naturalisation, de titres de voyage et d’autorisations de travail...
De nombreux témoignages relatent des situations dramatiques liées à l’usage de cette plateforme, dont celui de Khine, une Birmane vivant en Seine-et-Marne : "quand j’ai voulu renouveler mon titre, j’ai eu un avis favorable et j’ai attendu le SMS m’informant que le titre était prêt à être retiré. Mais je n’ai jamais rien reçu." Après de nombreux appels à la préfecture, "on me répond qu’il est impossible de venir sans rendez-vous" … Et sur son espace Anef, tout est bloqué. "Je me suis sentie impuissante, j’ai compris que je ne pouvais rien faire." Son titre a expiré au bout d’un an. On lui a ensuite reproché de n’avoir jamais récupéré son titre. "Comment aurait-elle pu faire sans avoir de rendez-vous ?", s’insurge son avocate, Me Delphine Martin. "Elle a dû faire une demande de régularisation alors qu’elle était en règle auparavant."
L’obtention de ce seul rendez-vous par le biais de la plateforme est devenue une épreuve constatée par un rapport sénatorial, mais aussi par l’actuelle défenseure des droits, Claire Hédon, qui explique que son institution n'a pas "vocation à devenir le "Doctolib" de la prise de rendez-vous en préfecture", face au nombre sans cesse croissant de demandes d’interventions.
Un trafic très lucratif s’est organisé autour de cette demande de rendez-vous, dénoncé par la Cimade pour qui l’État n’est pas victime mais responsable de ne pas avoir suffisamment sécurisé ses plateformes de rendez-vous en ligne. La sénatrice Renaud-Garabedian évoquait des créneaux pouvant coûter de "15 à 200 euros", la députée Danièle Obono évoque, elle, une enquête récente les réévaluant entre "150 et 800 euros".
Reportage de France 2 (décembre 2022)
Beaucoup s’adressent à des avocats spécialisés, qui saisissent à leur tour aux tribunaux administratifs. Pour une avocate, "c’est insensé. La majorité du contentieux consiste à obtenir un rendez-vous, les tribunaux sont devenus des chambres d’enregistrement de la préfecture". Le droit des étrangers et étrangères représentait 30 % des affaires enregistrées auprès des tribunaux administratifs en 2015.En 2023, après la mise en place de la dématérialisation, ce chiffre atteint 43 %.
Des rapports éclaitants sur la dématérialisation et ses conséquences pour les droits
Deux rapports récents ont analysé ces dysfonctionnements. Tout d’abord celui du Conseil d’État (juin 2022), qui imposait au gouvernement de proposer des alternatives aux usagers et retoquait le "tout en ligne". Pour lui, le dépôt d’une demande de titre de séjour via l’ANEF ne peut être imposé "qu’à la condition de garantir un accès normal au service ainsi que l’effectivité des droits. Cela implique d’accompagner la dématérialisation de services d’accueil et d’accompagnement spécifiques, notamment pour les personnes éloignées du numérique, et de garantir la possibilité de recourir à une solution de substitution lorsque le dépôt dématérialisé de la demande s’avère impossible malgré cet accompagnement" (par exemple, le dépôt physique d’un dossier).
Mais le gouvernement n’en a rien fait.
Le 11 décembre 2024, le Défenseur des Droits complète ces critiques dans son rapport "L’ANEF : une dématérialisation à l’origine d’atteintes massives aux droits des usagers". Il constate des bugs techniques persistants, des choix dans la conception de l’outil qui entraînent des difficultés comme l’impossibilité de compléter ou de modifier sa demande, un manque d’informations aux usagers et la marge de manœuvre excessivement réduite des agents préfectoraux face à cette plateforme.
Il souligne qu’entre 2020 et 2024, le nombre de réclamations reçues par le Défenseur des droits pour les seuls étrangers a cru de 400 %, soit un tiers de toutes les réclamations reçues en 2024. Or les trois quarts portent sur les titres de séjour, et très massivement sur leurs renouvellements. Cela concerne donc des personnes qui vivent déjà en France et bénéficiaient d’un titre régulier, lequel par défaillance administrative n’a pas été renouvelé dans les temps…
Des choix politiques délibérés
La volonté explicite est de ne pas délivrer "trop de titres" : celle-ci se traduit elle-même par l’ampleur de la dématérialisation, le manque de formation des agent·es et de coordination entre services, le manque de moyens humains ou les sensibilités politiques de certains responsables… "Tout cela contribue à la fabrique de sans-papiers."
La dématérialisation déshumanise car il y a absence de contact avec les concernés : "Il est plus facile de dire non dans un message. Et il y a tellement de situations où l’on ne rentre pas forcément dans les cases...". La suppression de nombreux postes dans les services renforce la charge de travail pour des agents mal préparés : ainsi, l'une d'elles mentionne qu'ils doivent traiter quatre-vingt-cinq rendez-vous par jour pour quatre agents dans son service (ils étaient une dizaine à son arrivée).
Ceux-ci, peu ou pas formés, peuvent multiplier les erreurs : "Il m’est arrivé de refuser le droit au travail d’une personne qui pouvait en fait y prétendre. Et avec la dématérialisation, elle ne pouvait plus rien faire ensuite." À plusieurs reprises, l'une d'elles a culpabilisé, se demandant si elle n’avait pas contribué "à des licenciements ou des mises à la rue".
Les dérives racistes, homophobes sont légion : ainsi l'un, cité par le Défenseur des Droits, estime pâtir du racisme ambiant et d’une politique démagogique où les étrangers sont utilisés comme boucs émissaires électoraux. Une autre, transgenre, doit subir des interlocuteurs persistant à l’appeler "Monsieur". En la matière, l'Etat devrait protéger ces personnes par des accueils dédiés et/ou des personnels spécifiquement formés : tout l'inverse de sa politique de moindre coût. Ce sont donc un racisme et une transphobie institutionnelles.
"Il y a une violation totale et systématique de la loi depuis la mise en place de la dématérialisation", dénonce une avocate. "C’est le principe même d’égalité devant les services publics qui n’est plus garanti."
Et la détresse des très nombreuses victimes est liée à la perte en cascade d’autres droits, en particulier économiques et sociaux : perte du droit de travailler, perte d’emploi, suspension des prestations sociales (perte d'allocation adulte handicapée AAH...), perte du logement et des aides liées (APL) ou encore des difficultés d’accès aux soins (perte de l'AME et de la complémentaire santé solidaire). Ou même à une électricité réglée par EDF au débit minimal (qui donne droit à la lumière, mais plus au chauffage et aux plaques de cuisine sans que les fusibles sautent).
Cette situation administrative incertaine et précaire peut durer durant plusieurs mois, voire années... avec des conséquences souvent irrémédiables sur la santé physique et psychologique.
Des pistes d'amélioration évoquées par le Défenseur des Droits
L’ampleur et la gravité des atteintes aux droits constatées par le Défenseur des droits imposent l’adoption de mesures urgentes. Sans remettre en cause la possibilité d’un dépôt dématérialisé des demandes de titres de séjour, la Défenseure des droits émet 14 recommandations pour faire de l’ANEF un réel outil de simplification au service des usagers, parmi lesquelles :
- Intégrer dans le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile une disposition reconnaissant le droit de réaliser toute démarche par un canal non dématérialisé, sans condition préalable,
- Automatiser le renouvellement automatique des attestations de prolongation d’instruction (API) et créer, pour les personnes sollicitant la régularisation de leur situation administrative, une attestation dématérialisée créatrice de droits délivrée après vérification de la complétude du dossier,
- Améliorer l’information donnée aux usagers sur les sites internet des préfectures, quant aux modalités de dépôt des demandes de titres et la mettre à jour régulièrement.
Diverses sources
Dématérialisation et agents surchargés : comment l’administration maltraite les étrangers (Médiapart, 12/2024)
Dématérialisation des demandes de titres de séjour via l’ANEF : des ruptures de droits graves et massives (Défenseur des Droits, 12/2024)
Rapport - L’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF) : une dématérialisation à l’origine d’atteintes massives aux droits des usagers (Défenseur des droits, 12/2024)
Dématérialisation de l’administration : faute d’une réponse de la préfecture, des vies à l’arrêt (Médiapart, 12/2024)
Rapport sénatorial sur la question migratoire (05/2022)
Le Conseil d’État retoque le "tout en ligne" pour le droit au séjour (Médiapart, 06/2022)
La "dématérialisation" des relations du public étranger avec l’administration (GISTI, 12/2024)
À Strasbourg, l’Europe intensifie discrètement le fichage des migrants (Rue89 Strasbourg, 03/2024)
Mise à jour de la base de données européenne des empreintes digitales (Conseil européen)
Débat du 8/11/2022 : Intelligence Artificielle et migrants (HACN, 11/2022)
Face aux migrant·es, l'UE (et la France) systématisent l'IA (HACN, 11/2022)
Cinq outils numériques utilisés aux frontières contre les personnes exilées (Amnesty International, 02/2024)
L'automatisation en mouvement (Algorithm Watch, en anglais)