Le 10 et 11 février, Paris a organisé un sommet consacré à l'intelligence artificielle. Durant deux jours le Grand Palais de Paris a accueilli des patrons de la tech (dont Sam Altman, patron d’OpenAI, et Sundar Pichai, PDG de Google) et des dirigeant politiques, dans le but affiché de faire peser la France dans la course à l’IA. En parallèle, plusieurs contre-sommets et des actions ont eu lieu à Paris pour protester contre ce sommet diplomatique faisant la promotion de l'IA. On revient sur les dernières annonces du sommet de l’IA et sur la résistance en cours.
Un sommet de promotion de l’IA
Lors de ce sommet international, qui n’était pas ouvert au grand public, étaient présents 600 dirigeants d’entreprises et d’ONG, américains et européens mais aussi chinois ou africains, ainsi que 100 chefs d’Etat, tous invités à dîner à l’Elysée le lundi soir.
Pour l’instant ce sont les États-Unis et la Chine qui mènent la danse en matière d’IA. Mais notre président start-upper est bien décidé à « accélérer » le mouvement pour concurrencer les dernières annonces de Trump. Macron veut faire de la France « un des pays champions de l’IA ».

La première journée du 10 février était consacrée à des ateliers et des conférences. Si au cours de cette journée quelques tables rondes ont traité des conséquences concrètes de l’IA et de ses potentiels dangers, la plupart d'entre elles s’intéressaient surtout aux « solutions permises par l’IA ». Pour ce sommet, l’Élysée a défendu, sans surprise, une vision positive de l’IA, promouvant « l’action » de l’IA, au lieu d'aborder les enjeux de « sécurité » et des risques « catastrophiques » ou « existentiels » qui étaient dans les thèmes des précédents sommets, ayant eu lieu à Séoul en mai 2024 et à Londres en 2023.
Ce sommet a d’ailleurs été précédé d’une « semaine de l’IA » à Paris, avec des « journées scientifiques » et des événements culturels en faisant la promotion.
Pause IA (1), une organisation internationale créée en 2023 par un ingénieur néerlandais, est très critique de cette position française. Pour elle, la Commission de l’IA (qui a rendu un rapport en mars 2024) s’appuie trop sur l’avis de représentants d’entreprises de l’IA, comme Yann LeCun, de Meta (maison mère de Facebook), Arthur Mensch, de Mistral AI, ou Cédric O, ex-secrétaire d’Etat devenu conseiller et actionnaire de Mistral.
Au premier jour de ce sommet international, plusieurs voix se sont élevées pour défendre plus de transparence et revendiquer la place de l’Europe face aux géants américains et chinois, que vous pouvez retrouvé dans cet article du Monde très complet.
Meredith Whittaker, présidente de l’application de discussion sécurisée Signal, et Marie-Laure Denis, présidente la CNIL, ont également appelé à une IA plus respectueuse de la vie privée.
Une tribune contre l'avancée de l'IA
Une centaine d’ONG et de collectifs (dont nous faisons partie) ont signé une tribune publiée dans le Monde appelant à un sursaut contre l’avancée de l’IA.

Lire notre article : Manifeste HIATUS : "l’IA contre les droits humains, sociaux et environnementaux"
Des contre-sommets et des actions ont également eu lieu en amont et en parallèle de ce sommet pro-IA.
Des actions contre l'IA
Pour accueillir ce sommet de l’IA, un important dispositif de sécurité a été déployé dans la capitale dans les airs et au sol, plusieurs quartiers des a capitale ont été placé sous surveillance, perturbant la circulation. Une bulle de protection aérienne a été déployée par l’armée, avec des systèmes de lutte anti-drones par brouillage (avec le fusil brouilleur anti-drone Basa) et laser. Plusieurs journalistes ont vu leur demande d’accréditation refusée pour ce sommet de l’IA.
« Le cadre est vraiment celui d’un sommet diplomatique, avec plusieurs chefs d’État présents. Ce n’est pas un salon d’entreprises ou de présentations au public. Raison pour laquelle il n’y a pas beaucoup de monde non plus au Grand Palais, mais il n’a jamais été prévu que ça soit le cas » (Alexandre Piquard journaliste du Monde).
Cela n’a pas empêché plusieurs actions d’être menée en amont du sommet. Le 1er février, l’organisation Anti-Tech Résistance a mené une action symbolique avec l'artiste Joanie, en projetant des slogans anti-IA sur le Grand Palais de Paris.

Le vendredi 7 février des étudiants membres de l’Assemblée Générale Anti-Industrielle Parisienne (AGAIP) ont bloqué un bâtiment du campus Condorcet (EHESS) pour sensibiliser étudiants et professeurs aux dangers de l’IA. L’objectif était de faire annuler des cours célébrant le développement technologique et d'engager un débat avec les étudiants présents sur place.
L’AGAIP a également appelé à un rassemblement devant le Grand Palais le dimanche 9 février à 14h.
Le 11 février des écologistes ont également déployé une banderole « le fascisme passe la seconde » et repeint de « brun nazi » le siège social de Tesla France, pour dénoncer l’invitation d’Elon Musk au Sommet sur l’IA. Le patron de la tech a annulé au dernier moment après avoir laissé planer le doute sur sa venue.

Des contre-sommets technocritiques en amont
— Le vendredi 7 février, à La Sorbonne à Paris, un Tribunal des générations futures, a été organisé par le magazine Usbek & Rica et soutenu par le Conseil national du numérique, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique. Ce faux tribunal s’est réuni pour interroger les enjeux climatiques de l’intelligence artificielle.
Devant une cour de justice fictive, deux journalistes du média Usbek & Rica ont incarné l’accusation et la défense auprès de trois témoins issus respectivement de la recherche, de la société civile et de l’industrie. Le public a finalement tranché, dans un vote serré, en faveur du non.
Les échanges de ce contre-sommet son accessibles en ligne : https://sorbonne.tv/y-t-il-ia-sauver-planete-tribunal-generations-futures-y-repondre

— Le 8 février un Contre-sommet de l'IA a eu lieu dans l'annexe de la Bourse du travail, Boulevard du Temple, avec des conférences d'Anti-tech résistance, Extinction rebellion, Technologos, Lève les yeux, les Amis de la décroissance, Écran Total et d'autres.

Un contre-sommet le jour même
Le 10 février, en parallèle du sommet de l’IA, un contre-sommet pour "Un humanisme de notre temps" a eu lieu au Théâtre de la Concorde, coorganisé par Eric Sadin (philosophe spécialiste du monde numérique) et le journaliste Eric Barbier, référent IA générative au sein du Syndicat national des journalistes.
« Nous vivons à l’ère de la puissance, portée par l’industrie du numérique et de l’intelligence artificielle, entretenue par la plupart des responsables politiques. Ce fondamentalisme de l’IA occupe tout le territoire, est présenté comme la seule voie, semble inévitable, mais produit pourtant des conséquences sociales gigantesques », avec le risque d’« une humanité bientôt absente à elle-même ». « Comment être agissant face à une telle puissance, comment défaire la doxa ? » (Eric Sadin)

Un contre-sommet qui s’est tenu à 400 mètres du sommet de l’IA au Grand Palais (devant lequel était déployée une armada de forces de l'ordre) et qui a réunit différentes corporations et professions (traducteurs, scénaristes, doubleurs, journalistes...) déjà touchées par l’implantation de systèmes IA, pour qu’elles puissent témoigner et débattre de ses conséquences sur le travail, mais aussi sur l’environnement et l’éducation.

Après une intervention surprise d’Anti-tech résistance, plusieurs prises de paroles ont eu lieu, parmi lesquelles une intervention de Sandrine Larizza, syndiquée CGT à France Travail que nous avions invité lors de nos rencontres à Villeurbanne. Comme d’autres travailleurs lors de contre-sommet, elle a décrit les conséquences concrètes de la mise en place de systèmes d’IA à France Travail.

Des syndicalistes du public et du privé ont confié leur impuissance face aux IA, qui sont mises en place par les CSE sans les consulter. Différents secteurs sont touchés, comme la Poste, mais aussi le celui de l'impression...
Le délégué syndical Solidaires-Informatique chez Onclusive, Habib El Kettani a raconté comment le premier plan social en France directement lié à l’intelligence artificielle et achevé en 2024 avait abouti à une grosse vague de licenciements.
« Cent cinquante salariés qui avaient le savoir-faire en revue de presse ont été remplacés par l’IA, les gens ont été abandonnés à leur propre sort. »

Des témoignages sont aussi venus des milieux artistiques, qui redoutent sur l'IA ne remplace les traducteurs, interprètes, scénaristes, les reléguant à un statut de technicien amené à corriger les erreurs de l’IA.
« On est dépossédés de nos savoirs faire, du sens de notre travail, de nos choix de traduction et de notre responsabilité », (Pauline Tardieu-Collinet, traductrice, collectif « En chair et en os »).

Un gros mouvement contre l'IA a eu lieu dans le milieur de l'art, à Hollywood mais aussi en France. Celui-ci continue et a encore fait du bruit lors du sommet de l'IA.
Les doubleurs ont lancé en janvier 2024 : la pétition “Pour un doublage créé par des humains pour des humains”, que vous pouvez encore signer.

En France des milliards débloqués pour créer 35 data centers
L’Élysée a annoncé jeudi 6 février la signature d’un accord avec les Émirats arabes unis pour la construction du plus grand « campus » de l’intelligence artificielle (IA) européen en France. Il comprendra un centre de données géant d’une capacité de calcul pouvant aller jusqu’à un gigawatt. Les Émirats comptent investir 30 à 50 milliards d’euros pour cet équipement.
Macron a également annoncé l'investissement de 109 milliards d'euros d'entreprises privées dans le développement de l'IA dans les prochaines années en France et a dévoilé la localisation de 35 nouveaux sites prêts à accueillir des data centers (centres de données), sur 1 200 hectares de terrain.

D’après la carte fournie par l’Élysée, ces data centers seront implantés dans neuf régions. Quatre d'entre eux sont prévus en Auvergne-Rhône-Alpes.
« Certains sont prêts tout de suite, d’autres le seront d’ici 18 à 24 mois », a confié Emmanuel Macron, lors d’une rencontre avec une quinzaine de journalistes de la presse écrite française, dont Ouest-France.

Une coalition européenne promouvant le déploiement de l’IA
Plus de 60 grandes entreprises ont annoncé, à l’occasion du sommet de Paris, le lancement d’une coalition visant à faire de l’Europe un « leader mondial » de l’intelligence artificielle et à simplifier « drastiquement » le cadre réglementaire européen.

Cette coalition, baptisée « EU AI Champions Initiative », réunit de grands groupes industriels (Airbus, L’Oréal, Mercedes, Siemens…) et technologiques (Spotify, Mistral AI…) et vise officiellement « à accélérer l’élan de l’IA en Europe en coordonnant les actions dans la technologie, l’industrie, le capital et les politiques publiques », annonce le communiqué.
Doris Birkhofer, présidente de Siemens France, espère un développement rapide des data centers et leur raccordement électrique.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a, quant à elle, annoncé un investissement de 200 milliards d'euros dans l'intelligence artificielle.

À l’international un accord pour le déploiement de l’IA
Au cours de ce sommet, une soixantaine de pays ont signé une déclaration pour une IA « ouverte », « inclusive» et « éthique», mais dans les faits, au cours de ce sommet il aura été moins question d'éthique que « d'accélération » du déploiement de l'IA.
Ce texte signe surtout un accord pour créer « une gouvernance mondiale » entre différents pays du monde pour favoriser le déploiement et l'accessibilité de l'IA. Parmi les pays ayant signé cette déclaration, se trouve la Chine, qui a pourtant livré Deepseek, accusé de censurer certains éléments géopolitiques. Les États-Unis et Londres ont en revanche refusé de signer, pour des raisons très différentes.

Le Royaume-Uni, a refusé parce que la déclaration finale du sommet ne répondait pas suffisamment aux défis posés par l’intelligence artificielle en matière de « sécurité nationale », contrairement à ce qui avait été évoqué lors du sommet à Londres de 2023.
« Nous allons suivre notre propre voie », a déclaré Keir Starmer, souhaitant « tester et comprendre l’IA avant de la réglementer, afin de nous assurer que lorsque nous le ferons, ce sera de manière proportionnée et sur la base de données scientifiques »
Les États-Unis, de leur côté, ont refusé de signer, parce qu'ils entendent conserver leur place de numéro 1 face à la Chine et qu'ils jugent la position de ce sommet insuffisante en matière de dérugulation.
« Nous pensons qu'une régulation excessive de l'IA pourrait tuer un secteur en développement juste au moment où il prend son envol et j'aimerais qu'un air de dérégulation souffle sur les conversations lors de cette conférence. » (J.D. Vance, vice-président américain)

Pourtant, ce texte remet profondément les principes à l'origine de l'IA Act européen. Ce dernier, bien que vidé de sa substance, a été conçu initialement dans un soucis de régulation.
Or cette déclaration à ce sommet de l'IA parisien, signe avant tout un projet à la fois mondial, européen et français d'accélération du déploiement de l'IA.
Résistons.

le Nouvel Obs

Notes
(1) Pause IA s’inscrit dans l’esprit des grandes pétitions lancées en 2023 pour mettre en « pause » les recherches sur les systèmes d’IA les plus avancés ou pour faire des « risques d’extinction » une priorité, « comme les pandémies ou la guerre nucléaire ». Des thèmes très présents au sommet de la sécurité de l’IA de Londres (le Monde).
(2) La BD sur le contre-sommet de Camille Ulrich est téléchargeable gratuitement en pdf sur le site d'Actualitté.
Une réponse sur « Sommet de l’IA et technoluttes »
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