European Media Freedom Act, protection ou surveillance des journalistes ?

Depuis quelques mois une nouvelle loi sur l’encadrement et la protection des journalistes est à l’étude au niveau européen : l’European Media Freedom Act (EMFA). Le texte a été voté mercredi 3 octobre par le Parlement européen et doit à présent passer devant le Conseil de l’Union européenne, l’accord interinstitutionnel final est espéré pour février 2024.

Cette loi, qui se présente comme une nouvel outil de protection de la liberté de la presse à l’échelle européenne, est néanmoins propice aux dérives et pourrait paradoxalement légitimer certaines pratiques de surveillance à l’encontre des journalistes, surtout en France !

On détaille tout cela dans cet article.

Une nouvelle loi européenne pour protéger les journalistes

« Aucun journaliste ne devrait être espionné en raison de son activité ; aucun média public ne devrait devenir un organe de propagande ».

C’est contre ces dérives, résumées par la vice-présidente de la Commission Věra Jourová, qu’entend lutter le projet de règlement européen sur la liberté des médias (European Media Freedom Act, ou EMFA).

Annoncé dès avril 2021 par le commissaire européen Thierry Breton, l’European Media Freedom Act est présenté comme un nouveau règlement européen permettant :

  • de renforcer l’indépendance des médias et des journalistes
  • de garantir un financement stable des médias de service public.
  • d’interdire l’utilisation de logiciels espions et d’outils de surveillance contre les médias, les journalistes et leurs familles.

Un texte bienvenu au vue de l’affaire Pégasus qui a fait la une des médias pendant plusieurs semaines. Le Réseau des Reporters sans Frontières a beaucoup oeuvré à sa mise en place.

À l'origine de cette loi : de nombreuses attaques contre la liberté de la presse en Europe

Suite à l’affaire Pégasus, le Parlement Européen a mis en place une Commission d’enquête chargée d’enquêter sur l’utilisation de Pegasus et de logiciels espions de surveillance équivalents, la commission PEGA.

C'est après avoir lu son rapport que le Parlement européen a conclu en mai 2023 que les logiciels espions ne devraient être autorisés que dans des cas exceptionnels et pour une durée limitée. Il a notamment demandé à ce que : « les pays de l’UE soient soumis à des conditions strictes pour pouvoir utiliser les logiciels espions de type Pégasus. »

Il a également été acté que : « Les forces de l’ordre ne devraient pouvoir s’en servir que dans des cas exceptionnels, pour une durée limitée et à des fins prédéfinies » et que « certains publics comme les personnalités politiques, les médecins ou encore les journalistes ne devraient pas être soumis à de la surveillance, sauf preuves d’activités criminelles. » 

« Le rapport de la commission PEGA nomme explicitement plusieurs pays de l’UE où des dérives ont été constatées. Que ce soit à l’encontre de personnalités politiques ou du monde des affaires, de journalistes, ou encore en matière de vente de logiciels espions à des Etats tiers qui s’en servent de manière abusive. »

Toute l'Europe, "Logiciels espions : les eurodéputés réclament un meilleur encadrement de leur utilisation par les Vingt-Sept"

À la base de cette loi, il y a donc d'abord un constat, qu’a dressé la députée Sabine Verheyen (présidente de la commission Culture, députée du Parti populaire européen (PPE), et rapporteur du texte) : « On a beaucoup de pays où les médias sont menacés. On pense à la Hongrie, à la Pologne ou à l’espionnage de journalistes en Grèce ».

L’actualité en France est venue souligner l'urgence de défendre les médias avec l'affaire Disclose/Lavrilleux.

Affaire Lavrilleux : une nouvelle attaque en France contre la presse

Le mardi 19 septembre à 6h du matin la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a perquisitionné le domicile de la journaliste Ariane Lavrilleux avec du matériel ultra sophistiqué. La journaliste a été interpellée pour « compromission du secret de la défense nationale et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé » à cause d'une enquête menée en 2021 pour le média Disclose et France 2 sur une opération militaire française en Égypte, baptisée Sirli. Cette enquête dénonce la complicité du renseignement français dans les crimes d'État égyptien, responsable de la traque et l'assassinat de plusieurs civils.

9 agents chargés de l’antiterrorisme l’ont enfermé pendant deux jours pour lui faire subir des interrogatoires.

Une atteinte très grave contre la liberté de la presse et le secret des sources !

Image de Contre Attaque, "Une journaliste perquisitionnée et placée en garde à vue par la DGSI"

L’affaire ne s’est pas arrêtée là, Ariane Lavrilleux a ensuite présentée devant un juge des libertés et de la détention. Notes manuscrites, mails, documents de travail… La quasi-totalité des documents saisis au domicile de la journaliste ont été versés à la procédure. Après la police, c’est la justice qui a autorisé une atteinte sans précédent à la protection des sources.

Pour le média espagnol El Salto, ce qui est arrivé à Ariane Lavrilleux « symbolise la détérioration de la liberté de la presse en France ».

La journaliste Ariane Lavrilleux dans les locaux de RSF, le 22 septembre 2023. Photo : Thomas Samson/ AFP

L'attaque dont a été vitime Ariane Lavrilleux n'est pas la première en France. Le média Contre Attaque le détaille très bien dans un article :

« En avril 2019 : le média Disclose était déjà inquiété par la DGSI après avoir enquêté sur les armes françaises vendues au Yemen. Le gouvernement avait menti en prétendant qu’aucune arme française n’était utilisée dans la guerre atroce menée au Moyen Orient. Disclose avait alors prouvé que la France avait exporté pour 1,4 milliards d’euros d’armes à l’Arabie Saoudite, qui massacre des dizaines de milliers de civils au Yemen. Deux journalistes avaient été convoqués par la DGSI.

En mai 2019, la journaliste Ariane Chemin, reporter au quotidien Le Monde, était convoquée par les services de renseignement pour son enquête sur l’affaire Benalla. C’est elle qui avait réalisé des articles sur les réseaux mafieux qui entourent Benalla, au sommet de l’État, dans les cercles de l’Élysée.

Le vendredi 18 novembre 2022, le tribunal de Paris ordonnait, sans audience ni débat contradictoire, la censure préalable d’une enquête de Médiapart à propos de l’ancien maire de Saint-Étienne Gaël Perdriau, qui avait fait chanter l’un de ses adjoints avec une sextape filmée à son insu. »

Contre Attaque "Une journaliste perquisitionnée et placée en garde à vue par la DGSI"

L'European Media Freedom Act apparaît donc de prime abord comme un règlement bienvenu qui permettrait d'interdire bon nombre de pratiques de surveillance, de violences et d’arrestations abusives à l’encontre des journalistes, y compris en France.

C'était sans compter sur le gouvernement français.

L'amendement français : dévoiement de l'EMFA, une nouvelle menace pour la presse

Une version de la loi a été soumise au vote des eurodéputés en juin 2023. Celle-ci garantit un bon nombre de garde-fou pour la profession, elle interdit les détentions de journalistes liées à leur activité professionnelle, les fouilles de documents et perquisitions de leur bureau ou domicile « en particulier quand de telles actions peuvent conduire à l’accès à des sources journalistiques ». Elle amène également de nouvelles mesures sur la transparence des médias, ce qui est une avancée importante.

Cependant, La France a fait passer un amendement pour créer des dérogations au nom de la « sécurité nationale », en légalisant donc l'utilisation de logiciels espions de type Pegasus à l’encontre de journalistes dans le cadre d’enquêtes pour terrorisme ou traite d’êtres humains.

Un amendement dangereux pour la liberté de la presse et qui va à l'encontre de l'esprit du projet de loi initial.

« Bien qu'une série d'articles positifs aient été introduits, le plus inquiétant c'est l'amendement introduit par la France, auquel certains pays se sont opposés, mais qui a ensuite été approuvé par tous. Il permet d'utiliser l'espionnage contre des journalistes lorsqu'il s'agit de garantir la sécurité nationale. C'est un concept très ambigu qui peut conduire les gouvernements à en faire n'importe quel usage, comme dans l'affaire Pegasus, par exemple. C'est pourquoi nous demandons qu'il soit supprimé. » (Agustín Yanel, dirigeant de la Fédération des syndicats des journalistes espagnols.)

RFI, «Media Freedom Act»: les eurodéputés posent la première brique d'une loi sur la liberté de la presse

Dans une lettre ouverte, 80 organisations et syndicats de journalistes ont appelé les eurodéputés à voter pour une interdiction absolue de l’utilisation de ces « spywares » contre la presse. Dans une tribune signée fin juin avec Reporters Sans Frontières et d’autres organisations, le SNJ-CGT appelle le Conseil de l’UE à protéger les journalistes contre la surveillance dans le projet de législation sur la liberté des médias.

Ariane Lavrilleux elle même s’est insurgée contre cet amendement, estimant qu’en l’incluant cette loi deviendrait l’« une des pires lois liberticides » de l’histoire du parlement européen.

Une mobilisation qui a, contre toute attente, porté ses fruits, puisque le dernier texte voté ce mercredi 3 octobre par le Parlement européen, garantit la protection des sources journalistiques et interdit la mise sous surveillance des journalistes « d’une quelconque manière, y compris via des logiciels espions. »

« Toutes ces actions ne peuvent être autorisées que par dérogation par une autorité judiciaire indépendante et seulement si elles ne permettent pas de violer le secret des sources. Elles sont par ailleurs encadrées par de strictes conditions : elles doivent être le seul moyen de trouver une information recherchée qui ne doit aucunement être liée "à l’activité professionnelle du média et de ses employés". La violation du secret des sources doit être susceptible de recours. »

Reporters Sans Frontières, "Législation européenne sur la liberté des médias (EMFA) : RSF appelle les États membres à se rallier au Parlement européen"

Une bonne nouvelle donc pour les journalistes, si la suite des délibérations se poursuivent dans ce sens... et si l'autorité judiciaire chargée de donner les autorisations joue bien son rôle de "garde-fou".

Le CESM, un nouveau gendarme européen

L'European Media Freedom Act prévoit la création d’une nouvelle instance pour faire appliquer la protection des médias dans les pays européen : le Comité européen pour les services de médias (CESM), qui devrait voir le jour trois mois après l’entrée en vigueur du règlement. La plupart des autres dispositions s’appliqueront six mois après l’entrée en vigueur.

Ce comité européen est censé être indépendant, mais dans les faits il regroupera les autorités nationales de régulation chargées des médias dans chaque pays.

En France c’est l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (l'ARCOM) qui fera partie de ce conseil.

Or, l’ARCOM est partie prenante de plusieurs mesures liberticides de censure à l’encontre des réseaux sociaux…

L'ARCOM résulte de la fusion de l’HADOPI et du CSA. En 2021, la  loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, la loi sur le « séparatisme », devenue depuis loi sur « le respect des principes de la République » et la loi anti-piratage lui ont donné les pleins pouvoirs pour contrôler internet (contrôle des plateformes, surveillance des sites miroirs, contenus "haineux"...).

« Trois textes donc, tous traités en vitesse accélérée et qui risquent de transformer toujours plus Internet en un outil de surveillance de masse, géré par une autorité administrative toute-puissante, l’ARCOM »

La Quadrature du Net , "Point d’étape des lois renseignement, séparatisme et anti-piratage"

L'ARCOM n'apparaît pas vraiment comme un fer de lance de la défense des libertés...

Par ailleurs, si l'on en croit le site officiel de l'Union Européen, le CESM n’aura pas de réel pouvoir exécutif, il ne pourra qu’ « émettre des avis sur les décisions de concentration de médias lorsqu’elles menacent l’indépendance et le pluralisme » et « conseiller la Commission européenne ».

Dans ces conditions, on ne peut que douter de son rôle de gendarme, surtout avec la présence de l’ARCOM à l’intérieur.

Une nouvelle menace pour les médias militants

Par ailleurs, si l’EMFA protège les journalistes, il ne protège pas les médias militants qui ne sont pas reconnus comme de vrais journalistes. Pour eux cette loi est au contraire dangereuse, car elle entérine la séparation entre ces deux catégories !

Dans son article 17, le Media Freedom Act expose clairement qu'il exonérera les « médias licites » de la censure des plateformes, initiée par une autre loi liberticide le Digital Services Act (DSA).

En revanche les autres médias, subiront la censure de plein fouet, au nom de la lutte contre la désinformation.

Entré en application en août 2023, le Digital Services Act (DSA) oblige les plateformes à retirer les contenus illicites en ligne, y compris lorsque ceux-ci proviennent de médias. Le DSA viserait à "protéger les citoyens européens", contre la haine en ligne et les fake news.

Seulement, le commissaire européen Thierry Breton, a fait une déclaration martiale en juillet 2023 où il identifie les «appels à la révolte» comme des «contenus haineux» et où il cible très éclairement les images diffusées en France pendant les émeutes d'été 2023.

À l'heure où toute critique sociale est désormais considérée comme suspecte et accusée de «complotisme», la DSA apparaît donc comme une menace pour les médias militants.

Image de Contre Attaque, "Vers la fin des réseaux sociaux"

Au regard de tous ces élements, le Digital Services Act et l'European Media Freedom Act apparaissent comme les deux faces d'un même projet européen, celui d'une censure des médias dissidents au prétexte de la protection des médias officiels.

L'EMFA et le DSA sont d'ailleurs officiellement présentés par la commission européenne, comme les étapes d'un seul plan de l'UE visant à garantir "la liberté et le pluralisme" des medias (voir la frise ci-dessous).

On peut aussi noter que Reporters sans frontières, qui se rejouit de l'EMFA, a également soutenu la DSA, au nom de la lutte contre la désinformation.

« Face aux plus grandes plateformes, la Commission ne doit pas trembler. Le DSA lui donne des moyens juridiques sans précédent. RSF appelle la Commission à faire preuve de la plus grande fermeté dans la mise en œuvre du DSA dès son entrée en vigueur. » (Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières)

Reporters sans frontières, "RSF appelle la Commission européenne à faire appliquer le DSA avec la plus grande fermeté"

Comme l'a relevé Contre Attaque, « tout est prêt pour verrouiller l’expression en ligne ». Le nombre de lois qui se mettent en place au niveau européen comme au niveau national est tout bonnement impressionant ! (1)

Il est regretable que les organes de presse officiels fassent le jeu de ces projets de censure, en laissant ancrer la distinction entre les médias officiels et les médias sans carte de presse, car ces derniers font un travail d'information essentiel et salutaire en cette période de répression des mouvements militants.

Par ailleurs, au vu du florilège de lois sur le contrôle de l'information, on peut se demander si ce projet de loi protègera vraiment les journalistes, notamment les journalistes français, et si oui pendant combien de temps...

Notes

  1. Voir notre article sur la loi SREN actuellement en discussion à l'échelle nationale ; l'article de la Quadrature du Net sur le réglement CSAR à l'échelle européenne et celui sur l'affaire du « 8 décembre ».

Pour aller plus loin

"Projet Pegasus : des révélations choc sur un logiciel espion israélien" (Amnesty international)

Une journaliste perquisitionnée et placée en garde à vue par la DGSI

"Rafale d’attaques contre la presse" (Contre Attaque)

"En France et en Europe, le gouvernement s’attaque ouvertement au secret des sources des journalistes" (Disclose)

Digital Service Act (DSA) : protection ou flicage des européens ? (HACN)

“Digital Service Act” : la censure des réseaux à l’échelle européenne (Contre Attaque)

Point d’étape des lois renseignement, séparatisme et anti-piratage (La Quadrature du Net)