Six organisations européennes contre le retrait en une heure de contenus dits "terroristes"

Un règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne (surnommé "TERREG", avril 2021), autorise par son article 3 les États membres à ordonner aux fournisseurs d’accès, réseaux sociaux ou plateformes de blogs, le retrait d’un contenu qu’elle estimerait relever du terrorisme - sans l’intervention d’un juge - dans l'heure. En France, son décret d’application du 3 juin 2023 précise que c'est l’"Office central de la lutte contre la criminalité liée aux technologies et de l’information et de la communication" (OCLCTIC) qui doit prendre la décision.

Pour les auteurs du recours, le délai d’une heure "ne permet pas d’apprécier le caractère légitime de l’injonction et ne laisse donc pas d’autre choix que de retirer le contenu notifié, que celui-ci soit terroriste ou non". Pour eux, "ce TERREG menace la liberté d’expression et l’accès à l’information sur Internet en donnant aux forces de l’ordre le pouvoir de décider de ce qui peut être dit en ligne, sans contrôle judiciaire indépendant préalable". "Cette législation renforce l’hégémonie des plus grandes plateformes en ligne", seules en mesure de respecter ces obligations.

Au-delà du décret français, c’est le règlement européen qui pourrait être invalidé par un recours à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l'ensemble de la procédure nécessitant cependant de nombreux mois.

COMMUNIQUÉ

Le 8 novembre 2023, une coalition de six organisations – La Quadrature du Net (LQDN), Access Now, ARTICLE 19, European Center for Not-for-Profit Law (ECNL), European Digital Rights (EDRi) et Wikimedia France – a déposé un recours devant la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’État, contre le décret français adaptant le règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne (également connu sous le nom de "TERREG").

Elles demandent au Conseil d’État de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle sur la validité du TERREG au regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l’UE.

Ce règlement permet aux forces de police d’un pays de l’UE d’ordonner à un site web, à un réseau social ou à tout fournisseur de services en ligne hébergeant des contenus créés par les utilisateurs de bloquer, dans un délai d’une heure, tout contenu supposé être à caractère terroriste – et cela dans tous les États membres de l’UE. Ces fournisseurs de services peuvent également être contraints de mettre en œuvre des « mesures spécifiques » pour prévenir la publication de contenus terroristes. Ces "mesures spécifiques" – dont la nature reste à la discrétion des fournisseurs de services – peuvent inclure, par exemple, des dispositifs de filtrage automatisé, afin d’analyser l’ensemble des contenus avant leur publication. Ces systèmes automatisés sont incapables de prendre en compte le contexte de la publication et sont notoirement prédisposés à commettre des erreursentraînant la censure de contenus protégés tels que le travail de journalistes, la satire, l’art ou les contenus documentant les violations des droits humains. En outre, l’obligation d’adopter des "mesures spécifiques" peut violer l’interdiction d’imposer une obligation générale de surveillance en vertu du règlement sur les services numériques (Digital Services Act, ou DSA).

Depuis que la proposition législative a été publiée par la Commission européenne en 2018, les organisations de la société civile parties au litige – comme beaucoup d’autres – ont dénoncé le risque de violation des droits fondamentaux qu’implique le TERREG. Bien que la lutte contre le terrorisme soit un objectif important, le TERREG menace la liberté d’expression et l’accès à l’information sur internet en donnant aux forces de l’ordre le pouvoir de décider de ce qui peut être dit en ligne, sans contrôle judiciaire indépendant préalable. Le risque d’excès et d’abus des forces de l’ordre en matière de suppression de contenu a été largement décrit, et augmentera inévitablement avec ce règlement. Cette législation renforce également l’hégémonie des plus grandes plateformes en ligne, car seules quelques plateformes sont actuellement en mesure de respecter les obligations prévues par le TERREG.

"La question de la modération des contenus en ligne est grave et la réponse ne peut être une censure policière technosolutionniste, simpliste mais dangereuse", déclare Bastien Le Querrec, juriste à La Quadrature du Net, l’ONG cheffe de file de la coalition. La défense de l’affaire par le gouvernement français est attendue pour les prochains mois. La décision du Conseil d’État n’est pas attendue avant l’année prochaine.

La Quadrature du Net (LQDN, France) promeut et défend les libertés fondamentales dans le monde numérique. Par ses activités de plaidoyer et de contentieux, elle lutte contre la censure et la surveillance, s’interroge sur la manière dont le monde numérique et la société s’influencent mutuellement et œuvre en faveur d’un internet libre, décentralisé et émancipateur.

Le European Center for Not-for-Profit Law (ECNL, Pays-Bas) est une organisation non-gouvernementale qui œuvre à la création d’environnements juridiques et politiques permettant aux individus, aux mouvements et aux organisations d’exercer et de protéger leurs libertés civiques.

Access Now (Canada et internationale) défend et améliore les droits numériques des personnes et des communautés à risque. L’organisation défend une vision de la technologie compatible avec les droits fondamentaux, y compris la liberté d’expression en ligne.

European Digital Rights (EDRi) est le plus grand réseau européen d’ONG, d’expert·es, de militant·es et d’universitaires travaillant à la défense et à la progression des droits humains à l’ère du numérique sur l’ensemble du continent.

ARTICLE 19 (GB) œuvre pour un monde où tous les individus, où qu’ils soient, peuvent s’exprimer librement et s’engager activement dans la vie publique sans crainte de discrimination, en travaillant sur deux libertés étroitement liées : la liberté de s’exprimer et la liberté de savoir.

Wikimédia France est la branche française du mouvement Wikimédia. Elle promeut le libre partage de la connaissance, notamment à travers les projets Wikimédia, comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia, et contribue à la défense de la liberté d’expression, notamment en ligne.