Ces massacres continuent à Gaza, avec le bombardement d'écoles-refuges, en Cisjordanie, en parrallèle avec la confiscation de terres, en Syrie. Et au Liban : après les explosions de bipeurs puis de walkies-talkies (non revendiquées), l'armée israélienne bombarde, bien au delà des zones tenues par le Hezbollah.
Nous reprenons ci-dessous une interview par Basta! du journaliste Meron Rapoport travaillant pour le site +972, média israélo-palestinien (en anglais et en hébreu) engagé contre la guerre. Nous avons déjà diffusé plusieurs informations tirées de ce site, dont celles sur l'intelligence artificielle "Lavender" utilisée par l'armée israélienne pour sélectionner des cibles à bombarder ou des suspects à assassiner à Gaza. Ce témoin privilégié examine les divisions israéliennes, leurs évolutions, et veut croire en la possibilité d'une paix, et même d'un avenir commun !
Extraits de l'article de Basta! :
"Dans les médias israéliens, les souffrances de Gaza sont à peine montrées, voire jamais"
Basta! : Dans un article pour +972 publié le 4 septembre dernier, vous parlez d’un "événement exceptionnel" à propos des manifestations du début de ce mois en Israël, en réaction à la mort de six otages retrouvés par l’armée israélienne. En quoi représentent-elles un tournant ?
Meron Rapoport : C’est exceptionnel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’ampleur des manifestations [...] Ce sont près de 7 % de tous les Israéliens qui sont venus manifester rien qu’à Tel-Aviv.
Deuxième chose exceptionnelle : la rage, la colère qui y régnait [...] Au cours de ces récentes manifestations, les familles des otages ont utilisé un langage très dur, qualifiant Netanyahou de "meurtrier" et de "boucher". C’est inédit.
Mais je pense que la chose la plus notable est qu’il semble que les orateurs et les participants à la manifestation se sont placés contre toute la rhétorique de Netanyahou et de son gouvernement — et dans une certaine mesure contre celle de l’armée également. Ils refusent d’accepter l’idée d’une "victoire totale" [sur le Hamas], qui est pourtant le slogan de Netanyahou depuis janvier 2024. Ils refusent d’accepter l’idée que la pression militaire conduira à la libération des otages [...]
On a également eu le sentiment [...] que l’idée même que "nous avons besoin que la guerre continue" qui sous-entend que si la guerre s’arrête, Israël est menacé, était également rejetée. Plus encore, l’atmosphère était que nous avons besoin d’un cessez-le-feu pour reconstruire la société israélienne. C’est un changement majeur. La population rejette non seulement la rhétorique de Netanyahou mais aussi, dans une plus large mesure, celle de l’armée, de certains commentateurs et même de la plupart des dirigeants de l’opposition, y compris Yaïr Lapid [centriste] — qui disaient tous qu’il fallait "en finir avec le Hamas".
[...] Personne n’a parlé du coût pour la population de Gaza ni des crimes commis par Israël à Gaza.
Vous évoquez le fait que la société israélienne n’est pas homogène. D’abord, parce qu’elle n’est pas composée uniquement de Juifs. Mais il semble également que la partie juive de la société soit divisée. Pouvez-vous nous donner un peu de contexte ?
En Israël, à l’intérieur de la ligne verte (je ne parle pas de la Cisjordanie ni même de Jérusalem), on compte environ 18% de citoyens palestiniens [...] La minorité arabe palestinienne n’a jamais vraiment fait partie du gouvernement, seulement pour de très courtes périodes.
"Désormais, ce clivage dans la société est marqué par le sang"
La société juive est divisée, comme beaucoup d’autres sociétés. Je pense que, jusqu’à il y a six ou sept ans, elle était encore d’une certaine manière une société soudée. Il y avait de la solidarité.
Je pense que cela a commencé à changer il y a quelques années. Cette division s’est intensifiée sous ce gouvernement, avec la refonte du système judiciaire [...] affaiblissant le pouvoir de la justice et sa capacité à contrôler les décisions du gouvernement. Nous avons assisté à d’énormes manifestations [...] Personne ne sait vraiment qui est du côté de l’arrêt de la guerre, du cessez-le-feu, de la signature d’un accord, et combien sont contre.
Dans un discours récent, Netanyahou a affirmé qu’il était plus important de rester dans le corridor de Philadelphie [la zone tampon entre l’Égypte et la bande de Gaza] que de conclure un accord avec le Hamas pour libérer les otages [...] Il semble que la partie qui souhaite que la guerre se poursuive malgré l’absence d’accord sur la libération des otages soit minoritaire [...]
Désormais, ce clivage dans la société est marqué par le sang. À l’époque de la réforme judiciaire [...] il s’agissait de lois qu’on peut faire et défaire. Aujourd’hui, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Refuser un accord signifie que des otages mourront [...]
Comment parle-t-on de la guerre dans les médias israéliens ?
Je travaille pour Local Call/+972 [...] très à gauche. Il y a aussi Haaretz [...] Je pense que le reste des médias [a], pendant de nombreux mois, adopté totalement la version de Netanyahou et de l’armée selon laquelle nous devrions éradiquer totalement le Hamas et que les otages ne seront libérés que par la pression militaire.
"Nos collègues de Gaza sont bloqués. Les gens meurent autour d'eux, ils perdent des membres de leur famille. C'est déchirant"
Depuis un mois, nous assistons à un changement. Je pense que cela est lié à un changement au sein de l’armée elle-même [...] Elle a l’impression de ne pas pouvoir faire plus et de ne pas pouvoir libérer les otages de cette manière.
Les hauts dirigeants de l’armée ont l’impression que Netanyahou et le gouvernement de droite les entraînent dans une aventure à laquelle ils ne veulent pas participer, à savoir l’occupation totale de Gaza et le rétablissement du contrôle militaire sur Gaza [...]
[...] Elle craint que cela n’entraîne une guerre presque sans fin, comme celle qu’Israël a connue au Liban lorsqu’il a occupé le sud du pays pendant près de 15 ans [...]
[...] Il y a quelques jours, l’armée a diffusé une vidéo du tunnel où les six corps des otages ont été retrouvés, à Rafah. Il s’agissait d’un tunnel très étroit, dans lequel il est impossible de se tenir debout. Il est évident que leur but est de montrer au public israélien que les otages vivent dans des conditions impossibles et qu’il est irresponsable de les laisser là parce qu’ils mourront, de maladie, de bombardements, ou seront tués à l’arrivée de l’armée.
[...] Une grande partie des médias israéliens a adopté cette ligne. [...] Les médias sont désormais divisés entre l’aile droite qui soutient la poursuite de la guerre et refuse de traiter avec le Hamas, et une grande partie qui souhaite ce cessez-le-feu ou cet accord.
Les médias montrent-ils ce qu’il se passe à Gaza ?
Dans les médias, les souffrances de Gaza sont à peine montrées, voire jamais. Les scènes de bombardement des écoles de Gaza, par exemple, ne sont pas montrées à la télévision israélienne [...] Il est très répandu que les gens croient que tous les hommes de Gaza entre 16 et 60 ans sont des militants du Hamas. Pour eux, il n’y a pas d’innocents à Gaza [...]
Pouvez-vous me parler de Local Call/+972 ? Que cela apporte-t-il d’être une rédaction israélo-palestinienne ?
Nous sommes en fait deux rédactions. L’une en hébreu, appelée Local call, ou Mekomit, et l’autre en anglais, +972. Mais nous sommes sous le même toit et nous traduisons certains de nos sujets — pas tous, car il y a parfois des articles différents pour des publics différents. Mais nous menons nos enquêtes en commun [...]
"Les deux peuples vivent sur la même terre et considèrent ce territoire comme leur patrie. Nous devons donc travailler ensemble. Nous n'avons pas d'autre choix"
Les choses ont-elles changé dans la rédaction après le 7 Octobre ?
Tout a changé. Mais, en même temps, on fait du journalisme et on a continué à faire notre travail. Le 7 octobre a été, bien sûr, un choc énorme. Aucun Israélien n’oubliera jamais ce moment. Ce fut un choc parce que moi, un homme de gauche, très critique à l’égard de l’armée israélienne, je pensais malgré tout que l’armée pouvait nous protéger. Le moment où nous avons vu que le Hamas avait pris le contrôle de vastes zones d’Israël, qui ont été bloquées pendant 48 heures, a été un véritable choc.
Je pense que ce qui a fait la particularité de Local Call/+972 à ce moment-là, là où nous avons senti que nous étions uniques, c’est que dès le début, nous avons rappelé [...] que le 7 Octobre n’est pas sorti de nulle part. Qu’il était lié à l’occupation, au siège de Gaza, à la privation des droits depuis 75 ans.
Outre ce cadre de pensée, nous avons également la chance [...] d’avoir des sources au sein des services de renseignement israéliens. Elles nous ont révélé certaines des méthodes utilisées par Israël pendant la guerre pour attaquer Gaza. Encore une fois, je pense qu’elles sont venues à nous, ou que nous avons pu les utiliser, en raison de notre manière de traiter cette actualité [...]
Comment vont vos collègues Palestiniens à Gaza ? Avez-vous des nouvelles ?
Ghousoon Bisharat, la rédactrice en chef de +972, est en contact permanent avec eux [...] Les gens meurent autour d’eux, ils perdent des membres de leur famille. C’est déchirant.
[...] Ils continuent à faire leur travail, ils ne renoncent pas à faire des reportages et à informer le monde. Le fait même de vouloir encore raconter son histoire signifie que l’on n’a pas perdu son humanité. Aussi, ils savent que leur travail sera publié en hébreu, sur le site web de Local Call, et que les Israéliens le liront [...]
Vous avez co-fondé "A Land for all" ("une terre pour tous"), une organisation pour la paix composée de Palestiniens et d’Israéliens. Pourquoi est-ce si important de lutter ensemble ?
"Two States, One Homeland" ("Deux États, une patrie", aujourd’hui appelé "A Land for all") a été fondé, par moi-même et d’autres Israéliens et Palestiniens il y a plus de 10 ans. Le concept même sur lequel on a fondé l’organisation était la prise de conscience que nous sommes deux peuples sur cette terre entre la rivière et la mer, et que personne ne compte partir. Ni les Juifs ni les Palestiniens n’iront ailleurs. Nos vies, dans une large mesure, sont déjà entrelacées — à l’intérieur d’Israël, à Jérusalem, en Cisjordanie... Notre économie, nos lieux de travail, nos espaces de vie dans de nombreuses villes sont déjà dans une sorte de réalité binationale.
"A Haïfa, malgré des discriminations encore existantes entre Israéliens et Palestiniens, il y a la stabilité. L'égalité des droits est la meilleure garantie pour la paix"
[...] Ces deux peuples vivent ensemble sur la même terre, d’une manière très mélangée, et considèrent l’ensemble du territoire comme leur patrie. Nous devons donc travailler ensemble. Nous n’avons pas d’autre choix. La seule façon de travailler ensemble est d’accepter que nous sommes égaux, que nous avons des droits égaux — des droits individuels égaux et des droits nationaux égaux. C’est fondamental.
La guerre a-t-elle changé cette vision des choses dans l’organisation ?
La guerre n’y change rien. Elle nous a même donné raison, d’une certaine manière. Jusqu’à présent, l’idée dominante dans la société israélienne était celle d’une séparation entre Juifs et Palestiniens. Gaza était l’exemple le plus pur de cette séparation. Israël a construit un mur au-dessus du sol et même à l’intérieur du sol pour isoler Gaza [...], rendant impossible le passage de Gaza à Israël. Et c’est de l’endroit de la séparation la plus totale que la violence la plus cruelle a éclaté. Pour moi, c’est la preuve que la séparation n’est non seulement pas souhaitable, mais qu’elle est aussi dangereuse. Elle portait en elle tous les ingrédients de la future explosion.
[...] À Haïfa (ville avec une forte minorité de Palestiniens, environ 15%), Juifs et Palestiniens ne s’apprécient pas, ne se marient pas, vont rarement dans les mêmes écoles, mais ils travaillent ensemble, ils fréquentent les mêmes cafés et restaurants, ils utilisent les mêmes transports en commun... À Haïfa, il n’y a eu aucune violence pendant ce pic après le 7 Octobre. Là où les Palestiniens sont des citoyens israéliens, où ils peuvent voter, où ils peuvent aller au tribunal... Malgré des discriminations encore existantes aujourd’hui, il y a quand même de la stabilité. L’égalité des droits est la meilleure garantie pour la paix.
Nous nous inspirons notamment de l’exemple de l’Union Européenne [...] L’Allemagne et la France peuvent avoir des divergences, mais je ne les vois pas entrer à nouveau en guerre. Pas plus que l’Irlande du Nord. L’histoire récente nous a montré que les solutions fondées sur le partage et l’égalité sont tout simplement plus stables que celles fondées sur la destruction totale ou la séparation totale [...]
Partout dans le monde, y compris en France, les citoyens se mobilisent en soutien à la Palestine. Selon vous, les sociétés civiles du monde entier peuvent-elles avoir une influence sur la situation actuelle en Israël et Palestine ?
Je pense que oui. Je me rappelle qu’au moment où les campus d’universités se sont soulevés, on a espéré que cela contribuerait à mettre fin à la guerre. La société civile a un rôle énorme à jouer. Tout d’abord, cela sert à mettre une pressions sur Israël pour qu’il arrête sa guerre. Car Israël est l’agresseur. Il y a eu toutes sortes de décisions internationales prises par des tribunaux internationaux, la Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale. Je pense que la société civile devrait utiliser ces décisions des tribunaux internationaux pour faire pression.
Faire pression pour le bien d’Israël. Pour notre bien à nous, les Juifs vivant en Israël. Ce n’est pas contre nous que la société civile se bat, c’est pour nous. Nous voulons vivre ici en paix. Nous ne voulons pas de guerre interne. Netanyahou parle d’une nouvelle Sparte. Il y a quelques jours, lors d’une réunion du gouvernement, il a déclaré devant les caméras que nous vivrons toujours sur nos gardes. Je ne veux pas que mes enfants et mes petits-enfants vivent dans une telle situation. Je pense que, pour notre bien, la société civile devrait également utiliser ces institutions afin de faire pression, de s’adapter, de pousser à une solution basée sur l’égalité entre Israéliens et Palestiniens.
Je pense que c’est une bonne chose qu’elle soit devenue une question internationale. C’est devenu une question d’identité politique que de s’identifier aux Palestiniens [...]