Télétravail et surveillance, un flicage accru des salariés

Le 23 juillet 2022 Mediapart a sorti un article sur des cas d’espionnage chez Téléperformance, une multinationale leader mondial des centres d’appels téléphoniques. Gestion du temps de connexion, « tracking » des appels, suivi de l’activité de l’ordinateur des télétravailleurs et télétravailleuses, autant d’outils de contrôle numérique qui se sont multipliés et pérennisés avec le développement du télétravail et qui inquiètent aujourd’hui de plus en plus salariés et syndicats.

Article : https://www.mediapart.fr/journal/economie/230722/chez-teleperformance-teletravailler-sous-le-regard-de-logiciels-espions

Télétravail et espionnage

L’espionnage des salariés est loin d’être une nouveauté, puisque dès 2012 des cas d’espionnage des salariés avaient été dénoncés à Ikea.

Le développement des applications et du travail en distanciel a permis aux entreprises de renforcer cette surveillance, allant jusqu’à mettre des mouchards sur les ordinateurs et des logiciels enregistrant le nombre de clics de souris de leurs employés.

Février 2021, "Au travail ! Salariés fliqués", Le mensuel des adhérent de la CGT, n°135, "Libertés. Tous fliqués. La crise sanitaire favorise le développement d'outils technologiques de surveillance, sans véritable débat public", p.8-9

Ces logiciels permettent de contrôler la présence des salariés derrière les ordinateurs, mais également de mesurer leur performance.

« Ce pistage permanent peut être réalisé avec des logiciels spécifiques comme Hubstaff, mais aussi avec les dernières versions de Microsoft Office (dotées de l’application Teams), lesquelles permettent même de mesurer le temps passé par chacun.e dans une tâche collaborative (sous Word, Excel) ainsi que leur productivité comparée, ces indicateurs permettant d’attribuer des primes ! Certains outils se piquent aussi de prévoir les comportements futurs (predictive analytics) et pourraient même influer sur les politiques de gestion des "ressources humaines" (pour décider qui licencier...). »

Extrait de l'article "Télétravailleuses, télétravailleurs : toutes et tous télésurveillé.e.s !" paru dans le Couac n°11

Le cas de Téléperformance

Dans l’entreprise Teleperformance, on bat tous les records en matière de flicage ! Le rapport Degest, consacré au télétravail et commandé par le comité social et économique (CSE) de Teleperformance France, estime qu’une dizaine de logiciels surveillent les téléopérateurs et téléopératrices.

« L’entreprise suit en permanence nos statistiques (...) Les opérateurs et opératrices téléphoniques peuvent aussi être écouté·es, sans le savoir. Cela peut aussi donner lieu à des “débriefs”, que l’entreprise présente comme un temps dédié à l’amélioration des compétences mais qui sont surtout des rappels à l’ordre. » (Extrait de l'article "Chez Teleperformance, télétravailler sous le regard de logiciels espions", Mediapart)

L’entreprise a développé un logiciel maison, TP Sentinel, qui analyse en permanence les performances des ordinateurs et de la connexion internet des salarié·es. « Un logiciel présenté comme une aide au travail… Plutôt un espion permanent, pour le syndicat SUD. »

Cette surveillance permanente accroit le mal-être chez les salariés. D'autant qu'elle s'accompagne d'une augmentation du temps de travail, d'une perte d'autonomie et d'un accroissement de l'isolement social, et ceci malgré les accords autour du télétravail qui avaient été ratifiés par plusieurs syndicats en novembre 2020.

Un mal-être qui a également été ressenti par les étudiants qui se sont retrouvés isolés derrière leurs ordinateurs pendant le confinement.

Manifestation en soutien aux étudiant.es/Strasbourg/20-01-21 © Pascal Maillard

Chez Téléperformance, les employés et les syndicats s’inquiètent également de l’arrivée de deux nouveaux outils, déjà employés à l’étranger et restés pendant longtemps dans les cartons. Le premier, TP Observer, est un logiciel de contrôle du travail qui s’appuie sur la surveillance vidéo. Le second, TP Interact, permet l’analyse automatique des voix des téléopérateurs et téléopératrices.

Deux logiciels particulièrement intrusifs 

« La liste des possibilités offertes par TP Observer est longue : surveiller les appels passés en temps réel, enregistrer les écrans des opérateurs et opératrices, accéder à l’état de leur poste de travail, analyser les conversations qu’ils et elles tiennent en recherchant certains mots-clés, ou encore bloquer les applications sur leurs ordinateurs (…)

À l’étranger, le dispositif se déploie peu à peu. « Dans plusieurs pays, l’entreprise a fait envoyer aux salarié·es des webcams à installer à leur domicile, indique Benjamin Parton. Elles sont destinées à être couplées avec TP Observer. »

TP Interact, l’autre logiciel qui inquiète les syndicats, est pour sa part déjà proposé aux entreprises clientes de Teleperformance France. Cette technologie d’analyse sémantique et émotionnelle de la parole est pensée pour produire des statistiques particulièrement précises.

« TP Interact, qui est déjà déployé dans plusieurs pays où est implanté le groupe, écoute absolument tout, souligne Benjamin Parton. Il analyse la tonalité de la voix, si le client est fâché, si les mots employés par les opérateurs et opératrices téléphoniques sont les bons. »

Le logiciel a notamment été utilisé du 9 novembre au 14 décembre 2020 lors d’une campagne d’appels de courtoisie menée pour le groupe Groupama. « Le test visait à retranscrire des conversations téléphoniques (ayant fait l’objet d’une non-opposition à l’enregistrement de la conversation téléphonique) en texte », précise le service communication du groupe d’assurance. Une utilisation minimale d’un outil décrit comme particulièrement intrusif.

Programmable sur une durée allant jusqu’à six mois, TP Interact enregistre automatiquement un certain volume d’appels et analyse les mots utilisés, mais aussi les attitudes, les émotions, les silences, des clients comme des opérateurs. Les données sont ensuite transformées en statistiques sur le travail des opérateurs et opératrices.

Benjamin Parton alerte sur le fait que le logiciel ouvre la voie à de nombreuses discriminations, à la fois de classe et d’origine. « Aux État-Unis, des salarié·es afro-américain·es ou latino-américain·es s’inquiètent d’éventuelles discriminations dues à la manière dont ils et elles s’expriment », pointe le syndicaliste. Les technologies d’intelligence artificielle sont régulièrement montrées du doigt pour de tels biais racistes.

En 2020, le New York Times, reprenant d’ambitieux travaux de recherche, révélait par exemple que les logiciels d’analyse vocale commercialisés par Amazon, IBM, Apple, Google et Microsoft identifiaient mal jusqu’à 35 % des mots employés par les personnes noires.

En France, une plainte concernant TP Observer et TP Interact a été déposée par un salarié de l’entreprise. Elle est en cours d’instruction devant la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). »

Exrait de l'article de Mediapart, "Chez Téléperformance télétravailler sous le regard de logiciels espions" de Clément Le Foll et Clément Pouré

Un outil de répression

Ces outils de surveillance, de plus en plus intrusifs, constituent une menace pour la vie privée des salariés et un danger pour les syndiqués et militants non syndiqués.

Ceux-ci doivent déjà faire face à de multiples difficultés, à cause de l’isolement social imposé par le distanciel et de la surveillance qu’ils subissent au sein des entreprises. Avec ce nouveau palier dans la surveillance, fliquant les salariés au travail en permanence, il va devenir de plus en plus difficile d’organiser la lutte sur nos lieux de travail.

Heureusement, ces outils ne sont pas encore utilisés partout et les employés qui subissent cette surveillance parviennent encore à faire parvenir leurs témoignages à des journaux comme Mediapart. Pour combien de temps encore ? C’est la question qu’on peut se poser…

Manifestation à Paris, 8 mars 2022, Le Printemps du Care

Distanciel et télétravail, même combat !

Les salariés ne sont pas les seuls cibles de ces logiciels de surveillance. Les mêmes outils ont aussi été utilisés dans l’enseignement supérieur pour surveiller les examens en distanciel. Aujourd'hui ils se sont pérennisés dans certains établissements.

Voir : https://www.mediapart.fr/journal/france/150322/examen-d-anglais-l-universite-souriez-vous-etes-fliques

Face au distanciel, les étudiants, les enseignants et personnels de l'éducation ont rencontré les mêmes problèmes pour organiser la lutte que les salariés sur leur lieu de travail. Les syndicats étudiants ont en effet constaté qu'il était plus difficile de se mobiliser, sans lieu pour se rencontrer, échanger et agir physiquement.

Capture d'écran d'une video sur la mobilisation étudiante d'avril 2022, Source Nantes Révoltée

Le distanciel a été clairement utilisé pour couler un mouvement social au mois d'avril 2022. Celui-ci était né dans les lycées et les universités parisiens, contre l’extrême droite et LREM, au moment de l'entre-deux tours des présidentielles. La direction d'un lycée et les présidences de plusieurs universités ont provoqué des fermetures administratives couplées à un passage des cours exclusivement en distanciel, ce qui a eu pour effet d'empêcher les actions de blocage et d'occupation des facs initialement prévues et de couler le mouvement !

Voir : https://www.revolutionpermanente.fr/Fermeture-des-facs-de-Nanterre-P3-P4-et-P6-une-tentative-de-tuer-les-mobilisations-dans-l-oeuf

Si les fermetures administratives avaient déjà lieu avant le covid et la pérennisation du distanciel, le développement de ces outils numériques rend plus facile leur application. On peut donc redouter leur systématisation, qui irait pourtant à l'encontre des libertés syndicales et de la liberté de manifester (voir le communiqué intersyndical ci-dessous).

Ces décisions administratives ont provoqué un tollé chez les syndicats, les étudiants et les lycéens mobilisés. Quelques graffs ont fleuri sur les murs de la Sorbonne, tels que : « Le distanciel tue » ; « Le distanciel ne nous fera pas taire » ; « Ni distanciel, ni présidentielles » ; « Ni Lepen, ni distanciel » et « Distanciel autoritaire ».

Présentés comme des progrès (par la suppression des temps de trajet, la possibilité de travailler dans un cadre familier, etc.), le télétravail et le distanciel apparaissent donc surtout comme de nouveaux outils au service de l'exploitation économique et du contrôle social.

Si nous voulons maintenir un terreau de résistance, que ce soit dans les facs ou sur nos lieux de travail, il faudra aussi lutter contre ces formes, à la fois insidieuses et violente, du contrôle numérique.

À bas la technosurveillance !

Pour aller plus loin

  • Sur le flicage des salariés :

Article du Couac n°11 : https://lenumerozero.info/Teletravailleuses-teletravailleurs-toutes-et-tous-telesurveille-e-s-5254

Article de Libération sur le téléflicage : https://www.liberation.fr/france/2020/06/02/teletravaillez-vous-etes-fliques_1790117/

  • Sur la télésurveillance des étudiants :

Article de Libération sur la télésurveillance des examens : https://www.liberation.fr/debats/2020/05/12/non-a-la-telesurveillance-des-examens_1788119/

Article de La Quadrature du Net : https://www.laquadrature.net/2020/04/30/crise-sanitaire-la-technopolice-envahit-luniversite/

  • Sur le télétravail en général :

Article sur Bastamag : https://basta.media/teletravail-burn-out-insomnies-accord-interprofessionnel-vie-privee-heures-supplementaires-lien-social

Billet de blog sur mediapart : https://blogs.mediapart.fr/cyrille-m/blog/290821/uberisation-et-teletravail-un-modernisme-retrograde

Une réponse sur « Télétravail et surveillance, un flicage accru des salariés »