La résistance par les téléphones "idiots"

La génération Z serait pour partie en train d'opérer un retour aux téléphones "stupides" (par opposition aux "smartphones", dits intelligents) ... Notamment, les membres du Luddite Club, de Brooklyn à New York. Fondé en 2021 par deux ados, Lola et Logan, ce club a été baptisé en l'honneur de l'ouvrier anglais Ned Ludd à l'origine du Luddisme, le mouvement des "casseurs de machines" au 19ème siècle en Angleterre.

Lola est ainsi passée au téléphone à clapet. Et le soulagement s'est fait immédiatement sentir : "tous ces moments où j'aurais normalement dégainé mon téléphone par réflexe — dans le métro, la file d'attente des magasins, dans la salle de bain — sont maintenant des moments de silence. Pour certaines personnes, cela pourrait devenir un problème. Ce n'est pas rien, d'être seul avec ses pensées, et je sais que ça peut être dur. Mais c'est aussi une chose vraiment merveilleuse à pratiquer et à apprendre." 

Combien de téléphones 2G et 3G [1] sont encore utilisés ? Les opérateurs arguent que le pourcentage se réduit chaque année un peu plus. Chez Orange, moins de 8 % de clients seraient concernés (soit tout de même plus de 1 million d’appareils). Chez Bouygues, moins de 3 %  seraient en 2G...

Mais qu’est-ce que des jeunes nés entre 1997 et 2010 peuvent bien trouver à des appareils "moins intelligents", pour ne pas dire carrément "idiots" ? Aux USA, un forum consacré à ces téléphones ne cesse de gagner en popularité. Une part de nostalgie d’un passé idéalisé y concourre, mais pas seulement.

Désintoxication numérique

Une autre raison d’acheter des téléphones "idiots" vise à réduire le temps passé devant l’écran, à échapper à l'addiction délibérément fabriquée par les industriels. La "désintoxication numérique" décrit le processus par lequel une personne s’abstient d’utiliser ses appareils électroniques afin de renouer avec des relations sociales dans le monde physique et réduire son stress.

En 2022, les Américains passaient plus de 4,5 heures par jour sur leurs mobiles, les Canadiens 3,2 heures devant des écrans en 2022. Les enfants et les jeunes passaient environ trois heures par jour devant un écran en 2016 et 2017. Au Royaume-Uni, un rapport précise que 16 % des enfants âgés de 3 et 4 ans utiliseraient déjà TikTok, 33 % chez les 5 à 7 ans, et 60 % chez ceux de âgés de 8 à 11 ans (voir notre article Dangers des écrans et "guerre de l'attention") !

Par ailleurs, l’utilisation excessive des smartphones (dont notifications...) engendre de nombreux troubles, comme l’insomnie (la moitié des Canadiens le consultent avant de s’endormir, et la lumière bleue des écrans supprimerait la production de mélatonine), entraîne des effets physiologiques (hyperglycémie, hypertension et affaiblissement du système immunitaire), des niveaux accrus d’anxiété et de stress et réduit la socialisation en affectant les relations personnelles et les compétences sociales.

Les gestes répétitifs produisent également des problèmes physiologiques nouveaux parfois très douloureux comme le syndrome du texteur (au niveau du cou) et la tendinite de Quervain (qui affecte les pouces).

Les téléphones "idiots", parce qu’ils réduisent l’intensité du bruit numérique, permettent d’établir une relation plus équilibrée avec la technologie. "En ne proposant que les fonctionnalités essentielles d’appel et d’envoi de messages, ils diminuent la surcharge numérique et réduisent le temps passé sur les écrans."

Contre les atteintes à la vie privée

De plus en plus d’utilisateurs se préoccupent de l'usage de leurs données personnelles par les plates-formes, les Etats. Ces informations, désormais très diversifiées (issues de la géolocalisation, des images, sons et vidéos, des connexions externes...), servent à leur pistage, à des publicités archiciblées et peuvent conduire au vol ou à la divulgation de données sensibles.

La faible capacité de stockage des téléphones "idiots", et le nombre réduit de fonctions, en fait une option attrayante pour quiconque se préoccupe de sa vie privée et des risques de surveillance abusive.

Une moindre empreinte écologique

La 5G nous est vendue comme consommant moins d’électricité. Cédric O (ex secrétaire d'Etat au numérique) : "la 5G, c’est plus de débit, mais moins de consommation énergétique" ... "des antennes 5G qui consomment dix fois moins d’énergie que les antennes 4G". C'est très mensonger : selon l'Arcep, une antenne 5G peut consommer jusqu'à 19 kilowatts quand une antenne 4G se contente de 7 kilowatts. Et la 5G consommerait jusqu'à quatre fois plus que la 4G selon plusieurs tests portant sur les batteries, tant sous Android que sous iOS.

La 2G est "un protocole particulièrement sobre et adapté au transport de la voix", selon Frédéric Bordage, fondateur du collectif d'experts GreenIt.

Au delà, l'"effet rebond", c'est à dire l'usage plus intense des appareils et des réseaux induit par les 4G et 5G est lui très énergétivore (voir EcoInfo, groupement CNRS pour une informatique écoresponsable, qui a contribué à la consultation publique de l’Arcep).

Par ailleurs, les millions de téléphones diffusés en remplacement des anciens téléphones "idiots", bien plus complexes et donc avec plus de matières rares ("pour fabriquer un smartphone de 200 grammes, il faut extraire plus de 200 kg de matière"), d'autant que le renouvellement de ces appareils est ultrarapide (tous les deux ou trois ans selon l’institut GfK).

L’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) constate aussi des remplacements imposés par les nouvelles normes d'équipements réseaux, de datacenters (par ailleurs surdimensionnés : ils ne seraient utilisés qu'à environ 10% de leur capacité).

Ajoutons que les 2G et 3G assurent une bonne couverture sur tout le territoire grâce à la portée plus importante des équipements, avec beaucoup moins d'antennes-relais, et donc moins d'ondes électromagnétiques. Pour le site Ondes expertises, l'appel en 2G émet de 5 à 50 fois moins d’intensité qu’un appel en 4G​.

Menaces sur l'utilisation des téléphones "idiots" ?

Le site Reporterre annonce l'arrêt progressif du réseau 2G à partir de 2025 chez Orange, 2026 chez Bouygues Telecom et SFR ... Anticipé par Free : dès fin 2022, un conseiller de leur service client évoquait "l’arrêt du réseau pour les vieux modèles de téléphone" quand une autre expliquait que "la 2G n’est plus présente sur certains territoires". Free, qui ne dispose pas de son propre réseau 2G, basculait vers le réseau d’Orange, mais ne le fait plus systématiquement ces derniers mois.

La 3G, elle, ne sera plus disponible fin 2028, excepté pour les abonnés Bouygues qui bénéficieront d’une année de rab.

Mais les normes 2G/3G concernent aussi d'autres applications : notamment par l’Internet des objets (en 2G, pour certains en 3G : normes LoRa et Sigfox). Des millions de modules 2G sont intégrés à des lampadaires, caméras de surveillance, containers à poubelles, terminaux de paiement bancaire, ascenseurs, voitures, défibrillateurs cardiaques... Ces modules, soudés, ne sont ni réparables, ni remplaçables.

Par ailleurs, nombre d'applications nécessitent des versions évoluées des systèmes d'exploitation (par exemple la future appli "France Identité" ne sera compatible qu'avec les versions Android 8 et iOS 16, et exigera même une capacité de communication en champ proche (puce NFC), ou la compatibilité avec le Système de garantie de l’identité numérique (comprenant puce RFID et QR code) Or ce sera désormais la porte d'entrée obligatoire à France Connect+ et à 1400 services publics et privés (dont ouvrir un compte bancaire, accéder à son dossier médical, faire une demande de carte grise, gérer ses projets de formation…).

[1] La 2G correspond à la 2e génération de technologie mobile. Elle permet de passer des appels vocaux et d’envoyer et recevoir des SMS et des MMS. La 3G, 3e génération, apparue dans les années 2000, va plus loin, en donnant accès à la navigation sur Internet (visionnage d’images et de vidéos).