Emergence d'une revendication : le droit de ne pas utiliser Internet

Logo du mouvement belge L'humain d'abord

L'union européenne et l'Etat français nous imposent progressivement la numérisation de nos vies. C'est à dire la déshumanisation de nos contacts avec les services publics, et des décisions qui nous sont appliquées. Et ce phénomène va s'amplifier avec l'ingérence de l'IA partout !

D'où la nécessité de faire émerger collectivement un nouveau droit : celui de ne pas avoir à passer par l'Internet.

SOMMAIRE

En France comme en Europe...

Pour quelles conséquences ?

Comment contester cette numérisation de nos vies

1° Contester la collecte massive et non pertinente de nos données

2° Obtenir le maintien (ou le rétablissement) d'un accueil physique pour l'accès aux services publics

3° S’opposer et / ou limiter l’usage d’algorithmes ou d'IA pour le traitement de situations personnelles

4° Inscription dans la loi du droit à ne pas passer par Internet

La numérisation totale des services publics, au détriment de l’accueil physique des personnes, est un choix délibéré au niveau européen, engagé dès décembre 2022 : voir Plan de l'UE pour une Europe numérique à l'horizon 2030, avec trois objectifs chiffrés

  • Services publics clés : 100 % en ligne
  • Santé en ligne : 100 % des citoyens ont accès à leurs dossiers médicaux en ligne
  • Identité numérique : 80 % des citoyens possèdent une identité numérique [l'identité numérique est l'ensemble d'attributs associés à une personne physique : nom, prénom... mais aussi données biométriques, de santé... Elle peut être attribuée dans le cadre de différents systèmes dont l'objectif est - à terme - la fusion. Nous faisions un inventaire de ces dispositifs il y a deux ans]

Ce plan a été très largement relayé et même anticipé en France par le plan Action publique 2022 (engagé dès février 2018) qui voulait intégrer l’"irruption du numérique, les ruptures attendues de l’intelligence artificielle et des données de masses, le développement des nouveaux usages collaboratifs" et – mais, avec le recul, cela relève du contre discours parfait ! - "l’évolution des attentes des usagers vers plus de proximité".

Cette numérisation obligatoire et à marche forcée fait des dégâts importants, notamment parce qu'elle laisse de coté toute une partie de la population, évaluée différemment selon les pays

  • en France elle serait limitée (d'après l'INSEE) à 15% d'"illectronistes", moins que dans certains pays du sud et de l'est de l'Europe (Portugal, Italie, Grèce, Roumanie, Bulgarie...) qui dépasseraient les 20%.
  • mais une simple comparaison avec la Belgique (qui envisage plutôt la "vulnérabilité numérique", plus de 40% de la population y étant concernée) montre que ces études ne mesurent pas la même chose, et excluent, ou non, des parties de la population. En France, ce sont les jeunes qui y sont très peu pris en compte au nom de leur appartenance aux "digital natives", concept nébuleux.
  • toutes ces études ne prennent pas en compte ceux qui rejettent la part prise par le numérique dans leur vie. Pourtant, cette partie de la population ne cesse de croître, notamment chez les plus jeunes (Luddite club, ou d'après une étude britanique...).

La mesure des difficultés de la population avec le numérique est cependant importante car c'est elle qui peut permettre de définir l'ampleur et les axes des réponses à apporter, dont la mise en place d'accès non numériques.

Parce que les entreprises, comme les Etats, veulent profiter de cette numérisation pour nous pister sur le plan marketing et/ou nous surveiller, ils ont pris l'habitude de collecter bien plus d'informations que nécessaire.

Plusieurs jugements récents réactivent le principe de minimisation (cette collecte doit être cantonnée à des données "adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire", article 5.1 du RGPD) :

Ces décisions montrent que le cadre légal (principalement européen) est déjà disponible pour sérieusement limiter l'emprise des industriels et états sur nos vies privées. Le deuxième jugement les priverait aussi du cercle infernal de la numérisation : le fait que la validation de tout contact passe désormais par Internet (mails) et les smartphones (sms).

Partout en Europe, on constate la disparition de guichets physiques (avec des humains qui nous répondent), remplacés par des interfaces numériques et/ou des robots conversationnels.

En Belgique, elle fait l'objet depuis trois ans d'une action collective réunissant travailleurs sociaux, éducateurs et publics marginalisés, la campagne "L'humain d'abord" :

L'un de ses animateurs est intervenu lors de nos rencontres "Numérisation des services publics : stop à la déshumanisation !" de janvier 2025 à Villeurbanne : écouter le podcast de Daniel Flinker. Ces rencontres étaient co-organisées par La Quadrature du net, Changer de cap et Halte au contrôle numérique, avec le soutien de la ville de Villeurbanne.

D'autres approches mènent au même constat, par exemple dans l'agglomération lyonnaise où un débat sur le droit au non-numérique y était organisé en novembre 2024 :

Des administrations, partout en Europe, ont déployé des systèmes algorithmiques pour le contrôle d'allocataires sociaux. Beaucoup débouchent sur des dispositifs discriminatoires, contestés devant la justice. Ainsi :

  • en Pologne (2014), l'ONG Panoptykon gagne le retrait d'un algorithme qui privait certains chômeurs de toute indemnisation.
  • aux Pays-Bas (2021), un algorithme discriminatoire (SyRI, pour System Risk Indication) ruine des milliers de familles.
  • en Serbie (2023), un système relatif à l'attribution de cartes sociales exclue des milliers de personnes du programme de protection sociale, dont des Rom, des handicapé.es.
  • au Danemark (2024), l'organisme de protection sociale se dote d’une IA visant à "détecter les fraudes aux prestations sociales" qui piste notamment les ressortissants étrangers et les harcèlent.
  • en France (2024), ce sont 15 organisations qui poursuivent la Caisse d'Allocations Familiales devant le Conseil d'Etat face aux discriminations dues au "scoring" pratiqué pour le contrôle des allocataires.

Plusieurs des recours engagés se basent sur des dispositions constitutionnelles garantissant l'égalité devant la loi, le dernier utilisant la référence à l'article 22 du RGPD qui stipule que "par principe, les individus ont le droit de ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé [...]".

Plusieurs juristes européens ont documenté ce droit jusque là inexploité : ceux de La Quadrature du Net, les professeur.es de droit de Namur (Belgique), Elise Degrave (notamment dans son livre L'État numérique et les droits humains), et de Grenade (Espagne), Leonor Moral Soriano (ce dernier dans le livre The right not to use the Internet).

Au niveau local

  • la ville de Villeurbanne a été la 1e à voter une délibération en octobre 2023 "en faveur d'un droit au non-numérique dans l'accès au service public municipal" (voir ci-dessous). Ce texte novateur a encore peu d'écho.

Au niveau national

  • le mouvement belge L'humain d'abord a obtenu le 20/11/2024 en Wallonie l'introduction dans la loi de deux articles :
    • Article 2 : "Personne n’est contraint de poser un acte ou de communiquer avec l’autorité publique par voie électronique sauf lorsque l’autorité publique peut se prévaloir d’une exception légale ou décrétale contraire démontrant que le résultat escompté d’une démarche ne peut en aucun cas être atteint si elle devait être réalisée par la voie papier. L’autorité publique doit maintenir et garantir le développement de moyen de communication hors ligne conformément à l’article 13."
    • Article 13 : "3° la possibilité de réaliser les démarches administratives ou les communications autrement qu’en ligne en prévoyant pour ses usagers un accueil physique, un service téléphonique et un contact par voie postale."
  • en Suisse, le Grand Conseil de la République et du canton de Genève a voté une Loi constitutionnelle "Pour une protection forte de l’individu dans l’espace numérique"

Article 21A Droit à l’intégrité numérique : 

1. Toute personne a le droit à la sauvegarde de son intégrité numérique. 

2. L’intégrité numérique inclut notamment le droit d’être protégé contre le traitement abusif des données liées à sa vie numérique, le droit à la sécurité dans l’espace numérique, le droit à une vie hors ligne ainsi que le droit à l’oubli

3. Le traitement des données personnelles dont la responsabilité incombe à l’Etat ne peut s’effectuer à l’étranger que dans la mesure où un niveau de protection adéquat est assuré

4. L’Etat favorise l’inclusion numérique et sensibilise la population aux enjeux du numérique. Il s’engage en faveur du développement de la souveraineté numérique de la Suisse et collabore à sa mise en oeuvre.

Au niveau international

  • Un livre The right not to use the Internet, (avril 2025, non traduit en français, librement accessible en ligne), regroupe les analyses de 25 juristes européens (neuf belges, six polonais, trois français, une slovaque, un espagnol, un estonien, un finlandais, un suèdois, un italien, un grec), ce qui montre l'universalité de la réflexion. Certains des articles énoncent des propositions de réforme législative.

Sommaire du livre (différents angles choisis et auteurs)

Une réponse sur « Emergence d'une revendication : le droit de ne pas utiliser Internet »