A Gaza, Israël tue les journalistes témoins

Dessin du Guardian : "ils essayaient de nous tirer dessus !"

Les massacres continuent à Gaza : au 18 août, l'ONU recense plus de 61000 morts (sans compter les disparus dans les décombres) dont plus de 18000 enfants. D'après une enquête mené par les sites israéliens +972 Magazine et Local Call, avec le quotidien britannique The Guardian, les renseignements militaires israéliens évaluent eux-mêmes qu'au moins 83 % des morts à Gaza depuis le début de la guerre sont des civils.

Parmi eux, des humanitaires, des journalistes (plus de 200 d'après Reporters sans frontières en deux ans de guerre).

La cellule investigation de Radio France, d'après des informations du site +972, montre que, depuis le 7 octobre 2023, une unité secrète de renseignement de l'armée israélienne, baptisée "cellule de légitimation" récolte sur le terrain tous les éléments possibles pour incriminer les journalistes locaux à Gaza prétendument liés au Hamas.

Mais aussi trouver les moyens de discréditer leur travail, considéré par les forces de défense israéliennes (IDF) comme de la propagande au service de l'ennemi. Une source militaire de l’IDF reconnaît qu’au cours des deux dernières années, "Plusieurs équipes de recherche ont été mises en place au sein de la Direction du renseignement dans le but de dénoncer les mensonges de l'organisation terroriste Hamas [...] et en discréditant leur crédibilité en tant que journalistes qui prétendent rendre compte de la guerre dans la bande de Gaza de manière précise et fiable, sans affiliation organisationnelle".

La plupart des éléments matériels (photos, captures d'écran partielles de documents, possiblement des écoutes) et du narratif des porte-parole de l'armée israélienne visant ces journalistes palestiniens proviennent de cette unité, selon le rédacteur en chef de +972, Méron Rapoport.

"Les informations traitées par cette cellule sont parfois incohérentes, évolutives et douteuses. Dans tous les cas, elles sont invérifiables car nous n'y avons pas accès", précise Méron Rapoport.

Fin juillet, Avichay Adraee, porte-parole de l'armée israélienne en langue arabe, mettait en cause dans une série de séquences vidéo le jeune journaliste vedette de la chaîne Al-Jazeera à Gaza, Anas Al-Sharif. Dans ces séquences vidéo, le militaire affirmait (photos et captures d'écran de documents comptables à l'appui) qu'Anas a appartenu aux brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, de 2013 à 2017, et en restait un membre actif.

Selon le magazine +972, qui s’appuie sur trois sources différentes au sein du renseignement israélien, ces documents ont précisément été produits par la "cellule de légitimation" afin de renforcer le narratif de l'armée contre ce journaliste palestinien désigné dans l'une de ces vidéos comme un auxiliaire de la "fausse propagande du Hamas au sujet de la famine à Gaza". Quinze jours après ces vidéos, le journaliste d’Al-Jazeera était tué, sous une tente avec trois autres collègues près de la ville de Gaza, lors d'une frappe aérienne que l'armée israélienne a reconnue.

L'un des chefs du service international de la chaîne Al-Jazeera, conteste ces preuves. "Al-Jazeera existe depuis près de 30 ans, pensez-vous sérieusement que nous mettrions un terroriste tous les jours en direct sur notre antenne ?" À ce jour, huit journalistes travaillant pour la chaîne qatarie ont perdu la vie à Gaza selon le décompte du CPJ (Comité pour la protection des journalistes).

En 2024, l'organisation Forbidden Stories, qui réunit des journalistes du monde entier, a enquêté sur le ciblage des journalistes palestiniens par l'armée israélienne à travers le "Gaza Project".  D'après Laurent Richard, son directeur exécutif : "On a vu les autorités israéliennes procéder de la sorte des dizaines de fois déjàDans un premier temps, ça consiste à lancer des rumeurs, des infos par des sites qui sont très proches du gouvernement et qui vont expliquer que tel ou tel journaliste est en réalité un terroriste. Et quelques semaines ou mois plus tard, le journaliste se retrouve ciblé par un drone. Il sera blessé ou tué."

L'accusation selon laquelle tous les journalistes arabes présents à Gaza sont des soutiens, voire des militants armés du Hamas a récemment fait le tour des réseaux sociaux en France. Notamment, Raphaël Enthoven déclare sur X (ex Twitter) : "Il n’y a AUCUN journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse." Il y joint la vidéo ci-dessous :

Cette affirmation est réfutée par toutes les organisations de journalistes interrogées par la cellule investigation de Radio France, dont l'ONG française Reporters sans Frontières ou le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), basé à New York. Le CPJ, qui investigue depuis 1992 selon une méthodologie rodée tous les cas de journalistes blessés ou morts à travers le monde, dénombre 185 journalistes professionnels tués dans l'exercice de leur métier à Gaza depuis le 7 octobre 2023. À titre de comparaison, en trois ans et demi de conflit entre la Russie et l'Ukraine, seuls 18 journalistes sont morts de part et d'autre, précise le CPJ.

Depuis bientôt 23 mois, l’enclave palestinienne reste totalement interdite aux journalistes étrangers par le gouvernement israélien. À l'exception de très rares reportages dits "embedded" ("embarqués"), où des journalistes sont intégrés quelques heures aux forces armées israéliennes pour des visites guidées (unité du porte-parole de Tsahal, entrées de tunnels, caches d'armes, points de passage des camions), mais sans liberté de mouvement. "C'est l'une des rares fois dans l'histoire moderne qu'un conflit de cette ampleur ne peut pas être couvert et raconté par des journalistes qui veulent s'y rendre, analyse Laurent Richard, de Forbidden StoriesQu'un pays refuse l'accès à des journalistes étrangers à une zone de guerre, c'est un immense problème démocratique d'accès à l'information."

Le 26 août, une lettre publique signée par 209 anciens ambassadeurs et hauts fonctionnaires de l’Union européenne et des Etats membres appellent les responsables en poste actuellement aux affaires étrangères des pays membres et en responsabilité au sein de l’Union européenne à agir pour condamner l’État génocidaire israélien. C'est la 3e initiative en quelques semaines, une autre le 28 juillet consistait à priver les start-up israéliennes des fonds d’Horizon Europe pour des projets liés à la cybersécurité, l’intelligence artificielle et les drones. Elle a échoué notamment parce que l’Allemagne et l’Italie, s'y sont opposées...