Déchèteries : QR code, caméras même combat

Ci-dessous extraits d'un article de Médiacités sur une dérive technosolutionniste possible : vidéosurveillance et vidéoverbalisation des décharges sauvages, comme à Wattignies...

À Wattignies, près de Lille, la ville a fait appel à la solution de la société Vizzia : dispositifs vidéos capables de détecter et de sanctionner ceux soupçonnés de décharges illégales de déchets. Mais sa légalité est discutable.

Capture d’écran d’une vidéo de sensibilisation aux dépôts illégaux de déchets, tournée en 2023 par des adolescents du quartier du Blanc-Riez à Wattignies

Selon une étude de 2019 de l’Agence de la transition écologique (Ademe), la quasi‐totalité des collectivités en milieu urbain (91 %) font état de déchets déposés en dehors des dispositifs de collecte. Une majorité d’entre elles se déclare concernée par des décharges illégales.

Selon cette étude auprès de responsables de collectivités, c’est principalement l’incivilité (33 %) qui motive les déposants de déchets sauvages et l’absence de sanctions (25 %) qui contribue à faire perdurer ces pratiques. Le refus de payer est aussi une raison souvent invoquée (20 %).

Face à cela, la ville de Wattiginies a d’abord mis en place quelques actions de prévention : vidéos de sensibilisation, installation de panneaux sur certains "points noirs", installation de points de pré‐collecte d’encombrants. Mais, jugeant ces dispositifs inefficaces et devant les protestations de certains habitants, elle a fait appel au dispositif vidéo vendu par la société Vizzia.

"Cette société propose une solution révolutionnaire par la pose de caméras intelligentes qui détectent les incivilités, expliquait le maire Alain Pluss lors d’un conseil municipal en avril 2024. Elles transmettent des images de qualité en quelques minutes aux personnes en charge de la vidéoprotection (…), une preuve incontestable pour identifier les pollueurs."

Pour lui, "ce dispositif prévoit une détection des dépôts sauvages grâce à l’intelligence artificielle, et occulte le reste". Autrement dit, il transmettrait seulement les images de ces infractions. Il s’agit là d’un point fort de l’argumentaire de vente de Vizzia qui prétend, dans un communiqué de presse, que cette "focalisation 'déchets' permet à l’entreprise de développer un système 'privacy by design' en respect avec les directives RGPD (la règlementation européenne concernant la protection des données, ndlr)". 

Lancée en 2021, Vizzia, start‐up du secteur des technologies propres, les "cleantechs", collabore avec deux laboratoires de recherches, dont le CNRS, et profite d’une couverture médias importante, tant nationale, que locale.

D'après ses dires, ses caméras peuvent être déplacées facilement et disposent de deux optiques : la première filme la zone potentielle de dépôts d’ordure ; la seconde, la route ou les chemins qui y mènent. Elles sont fournies avec un logiciel capable de détecter automatiquement l’apparition d’un dépôt et d’aider à identifier le piéton ou le véhicule qui en est à l’origine. "Des varifocales réglables permettant une parfaite lisibilité des dépôts et des plaques à 100 mètres, même de nuit", vante le site de la start‐up.

Le logiciel n’enverrait que des séquences vidéo de deux minutes correspondant à des délits potentiels, d’où un gain de temps pour les agents municipaux assermentés, seuls autorisés à les visionner. Il permet d’automatiser en grande partie la procédure administrative, en facilitant le remplissage, l’envoi et le suivi des amendes.

À cette promesse d’efficacité prétendument sans faille, "à 99 %", s’ajoute celle d’un retour sur investissement alléchant. Dans l’une de ses présentations commerciales, la start‐up indique que chacune de ses caméras est susceptible de rapporter quelque 24 000 € par mois aux communes qui les installeraient, "via les amendes administratives et la baisse des coûts de collecte". Une promesse qui aurait déjà séduit plus de 150 villes françaises, selon Vizzia. Et ce même si la start‐up peut demander à recevoir 30 % du montant des amendes...

À Wattignies, Julie François, chargée d’animation de la maison projet et la gestion urbaine sociale de proximité à Wattignies, confirme : "Ça marche très très bien. On arrive a identifier des piétons comme des automobilistes et, du coup, il y a des amendes administratives qui tombent." Les deux caméras achetées fin 2024 par la ville ont coûté 23 057 € hors taxes. Elles ont été co‐financées à hauteur de 6 500 € par le bailleur social Partenord Habitat, précise la délibération du conseil municipal.

Opérationnelles depuis le début 2025, ces caméras auraient permis de dresser une dizaine d’amendes d’un montant minimum de 600 € grâce à "un gros travail de collaboration" entre le bailleur social et la police municipale pour identifier les individus. Est‐ce à dire que des salariés de Partenord aurait accès aux images ? "Seuls des agents habilités au sein de la collectivité peuvent visionner les vidéos ou les clichés pertinents", précise pourtant Vizzia.

Mais une municipalité a‑t‐elle le droit de recourir à une telle solution pour détecter un dépôt sauvage, avec pour objectif de sanctionner la personne responsable ? La question revient en fait à se demander s’il est procédé à un traitement algorithmique des enregistrements.

Pour la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), qui détaille sa position dans une note de novembre 2024, la réponse est, dans ce cas, sans ambiguïté : "Il est interdit pour une collectivité de mettre en œuvre, sur leur parc de vidéoprotection filmant la voie publique, des algorithmes pour détecter des dépôts sauvages (intervention immédiate ou enclenchement de procédures administratives ou judiciaires) en l’absence d’un texte l’autorisant."

"La constatation de dépôts sauvages est encadrée par le code de la Sécurité intérieure et cela exclut les traitements algorithmiques", nous confirme par ailleurs Bastien Le Querrec, juriste à La Quadrature du Net. "Les communes qui utiliseraient ce type de dispositif verraient leurs procédures [administratives] courir un grand risque de se faire annuler en cas de contestation."

Ce risque, Vizzia semble en avoir pris conscience très récemment. La société présentait jusque là son produit sur son site comme ci-dessous : "Les caméras Vizzia peuvent détecter automatiquement les dépôts sauvages de déchets grâce à un algorithme et de l’intelligence artificielle". 

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Capture d’écran du site web de Vizzia réalisée le 24 avril 2025

Mais elles ont mystérieusement disparu après que les journalistes aient envoyé des questions à ce sujet. Katrin Dimitrova - co‐fondatrice de cette société - était pourtant explicite lors d'un Salon des Maires en 2022 (vidéo ci-dessous)

Vizzia : vidéosurveillance (et vidéo-verbalisation) des dépôts sauvages … avec de l’IA

L’entreprise s’est refusée depuis à toute explication, notamment sur la manière dont son algorithme est entraîné, alimenté et entraîné pour détecter un dépôt, une présence humaine, ou identifier les plaques d’immatriculation. D'après eux, le logiciel "se borne à répliquer ce pour quoi il a été programmé initialement. Il n’y a donc pas de deep learning ou de machine learning"...

Pourtant, dans le brevet déposé par Vizzia en mars 2023, le terme d’apprentissage machine apparaît à quinze reprises dans ce document de trente pages. On découvre notamment que la détection des dépôts sauvages se fait via "un algorithme d’apprentissage machine" et que l’une des fonctions logicielles intègre "un modèle d’apprentissage machine configuré pour détecter et classifier les plaques d’immatriculation et les visages".

Extrait du brevet logiciel de Vizzia

Depuis début juillet, son site internet comprend désormais un nouvel onglet intitulé "RGPD et conformité". Elle y met en avant le "minimalisme technologique" de sa solution et affirme, en gras dans le texte, que celle‐ci est "sans intelligence artificielle". Tout le discours concourt à prendre des distances avec un traitement algorithmique interdit et à répondre par avance aux critiques qui pourraient être faites sur sa conformité à la règlementation.

Le terme de caméra a par ailleurs disparu. Vizzia n’utilise plus que l’expression d’"appareils photographiques à déclenchement automatique", lesquels "ne produisent pas de flux continu et ne réalisent qu’une captation ponctuelle déclenchée par la détection d’un simple mouvement". Selon la start‐up, sa solution ne produirait donc pas de vidéos ce qui la laisserait "en dehors du champ de la vidéoprotection". Elle ne serait même "pas soumise à obligation préfectorale". Une précision étonnante sachant que Vizzia proposait encore il y a peu un accompagnement en la matière !

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Extrait d’une présentation commerciale faite par Vizzia à une mairie de la région Grand Sud‐Ouest, récupérée par Mediacités le 6 septembre 2024.

La start‐up insiste enfin sur le fait que sa solution "n’effectue aucune lecture automatique des plaques d’immatriculation" et qu’elle "nécessite toujours l’intervention d’une personne habilitée et ne produit pas d’effets juridiques sur les personnes par elle‐même". Autrement dit, la machine n’aurait aucune responsabilité dans les procédures de sanction qui sont enclenchées grâce à ses images. Il s’agit là encore d’affirmer la conformité avec la législation en vigueur.

De fait, la détection par une commune des plaques d’immatriculation d’un véhicule par un traitement algorithmique en vue de rechercher et de constater des infractions est interdite par la loi, selon une note de la Cnil d’août 2020. Le recours à des dispositifs de ce type est seulement "autorisé dans le cadre du contrôle du forfait de post‐stationnement" précise‐t‐elle.

Contactée à propos de sa position interdisant l’usage d’algorithmes pour la détection de dépôts sauvages, la Cnil indique que "le contexte juridique est en cours de construction et que nous avons des échanges avec le ministère de l’Écologie à ce sujet". Elle révèle par ailleurs, lors d’un second échange, qu’une plainte a été récemment enregistrée à l’encontre de Vizzia et que l’instruction en cours ne lui permet pas de communiquer sur ce dossier.

Le ministère de la Transition écologique confirme que la surveillance algorithmique des dépôts sauvages "soulève un certain nombre de questions sur le plan de la proportionnalité, du respect de la vie privée", et que des réflexions sont en cours avec la Cnil. Il reconnaît que ces outils "facilitent le travail d’enquête et de flagrance des collectivités" mais qu’il est "encore trop tôt pour savoir si l’utilisation de ces technologies est proportionnée au regard des enjeux tant environnementaux que ceux relatifs aux traitements automatisés".

Il semble que la ville de Wattignies n’ait pas rempli toutes ses obligations concernant le déploiement des caméras et du logiciel de Vizzia. La Cnil indique en effet n’avoir " aucune trace de documents ou d’échanges" relatifs à son projet de vidéosurveillance des dépôts sauvages. Aucune analyse d’impact relative à la protection des données ne lui a été transmise. Il manquerait aussi une déclaration en ligne de conformité à "l’acte réglementaire unique RU‐074", pourtant obligatoire pour tout projet de "vidéoprotection" déployé dans l’espace public.

Contacté à plusieurs reprises, le maire adjoint de Wattignies à la politique de la ville n’a pas donné suite aux questions des journalistes.

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