La violence de cette police, dirigée essentiellement contre les migrants d'origine hispanique, outre qu'elle ressort d'une volonté de fermeture xénophobe qui nie toute l'histoire du pays, est clairement raciste et en protection des seuls blancs, hommes... Elle rappelle les SA des débuts du régime nazi (Sturmabteilung, organisation paramilitaire), menant le même type d'opérations destinées à faire peur, aux juifs à l'époque (et à en trucider au passage).
L'Europe, la France sont-ils à l'abri de ces pratiques ? D'une part les traitements réservés aux migrants, avec un usage massif des technologies numériques, sont très défaillants dès maintenant quand au respect des libertés. D'autre part, la progression des extrèmes droites (et la bascule dans leur sens des droites classiques, de partis socio-libéraux ou socio-démocrates) font craindre le pire. Les réactions populaires américaines de solidarité doivent nous inspirer...
Au douzième étage du 26 Federal Plaza, à Manhattan, des hommes masqués déambulent dans les couloirs du tribunal administratif. À l’intérieur des salles d’audience, tout le monde ne pense plus qu’à une chose : à ce qui attend les migrant·es à la sortie. Depuis l’été, des personnes immigrées, pour la plupart candidates à l’asile (donc présentes légalement), sont arrêtées tous les jours à New York, sous les yeux de leurs enfants, lors de simples rendez-vous administratifs. Qui sera brutalement arrêté·e par les nervis de l’ICE ?
Physique "balèze", arme à la ceinture, en civil mais avec un gilet Police, cagoulé avec lunettes de soleil, casquette… pour empêcher de voir leur visage, leur présence est effrayante et c’est l’objectif : les agents de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement), la désormais célèbre police de l’immigration américaine, cultivent leur look paramilitaire.
L’accusation d’illégalité est balayée par Tricia McLaughlin, porte-parole du département de la sécurité intérieure. Pour elle, les arrestations dans l’enceinte des tribunaux relèvent du "bon sens". Elles "permettent d’économiser de précieuses ressources policières, puisque les policiers savent déjà où se trouve leur cible". Ces arrestations seraient également "plus sûres". On voit bien là le cynisme du "c'est plus pratique".
Une agence fédérale toute puisante et surdotée
L’ICE a été créée sous George W. Bush en 2001, suite aux attentats du 11 septembre. Il s’agissait de lutter contre le terrorisme en dotant cette agence de pouvoirs discrétionnaires pour surveiller, poursuivre, détenir et expulser les personnes qu’elle considère comme des “menaces pour la sécurité publique ou la sécurité nationale”. Elle est maintenant surdotée sous Trump II, et dotée de pouvoirs encore plus étendus : son budget adopté en juillet lui a alloué 75 milliards de dollars sur quatre ans, soit 18,8 milliards par an en moyenne, près du double que précédemment. Aujourd'hui la plus grande agence d’enquêtes du DHS (Département de la Sécurité Intérieure), avec 20 000 agents répartis dans plus de 400 bureaux à travers le pays, elle est désormais une arme politique au service d’un président qui détient tous les pouvoirs.
Son budget énorme sert pour l’achat d’armes, de munitions, de gilets pare-balles et surtout à l’acquisition de technologies de surveillance. Pour ce dernier domaine, des commandes multiples ont été passées auprès de Clearview AI (reconnaissance faciale), Magnet Forensics et Cellebrite (extraction de données de téléphones portables), Penlink (données de localisation issues de téléphones), Palantir (pour développer "Immigration OS", plateforme tout-en-un destinée à cibler les migrants), Paragon (fournisseur israélien de logiciels espions)...
En effet, l’ICE parie très largement sur les techniques de surveillance numérique testées notamment en Israël contre les gazaouis, pour pister puis organiser des "raids numériques" pour arrêter et expulser les migrant.es.
Elle engage des dizaines de sous-traitants privés pour surveiller les plateformes X, Facebook, TikTok, Youtube, Reddit… Notamment, pour créer un centre de surveillance des réseaux sociaux, avec près de 30 analystes opérant 24 h sur 24 et 7 jours sur 7, pour "recueillir en temps réel" des informations sur des individus à partir des données partagées en ligne. Cette surveillance concerne les photos, les publications et les messages des utilisateurs pour identifier des personnes recherchées, mais aussi celles et ceux qui tiendraient des propos "suspects" (anti trump ou pro immigration, ou même à la recherche de toute personne exprimant une forme d’attachement à son pays d’origine...). Ce qui pourrait concerner à terme des millions de citoyens américains.
La possibilité d’acheter ces données via des tiers permet aussi aux agences de surveiller un grand nombre de personnes sans mandat judiciaire. L’usage des outils d’intelligence artificielle, par exemple pour pouvoir retrouver les visages des personnes recherchées via la reconnaissance faciale, est aussi problématique : les systèmes de reconnaissance faciale ont déjà plusieurs fois été pointés du doigt pour leur biais raciste.
Au profit de la massification de la répression
Cette surveillance de masse, automatisée, peut avoir des conséquences énormes : l’ICE multiplie les arrestations violentes dans tout le pays et se fixe le chiffre d'un million d’expulsions à la fin de l’année 2025 (objectif de 3 000 arrestations par jour). D’autant que cette stratégie du choc peut masquer une érosion plus large de l’État de droit, étendue à beaucoup plus que celles concernant les seuls migrants Illégaux.
Cela concerne aussi les lieux où cette police opère : "Ils vont dans les fermes où plus de 40 % des travailleurs sont sans-papiers. Ils vont dans des communautés, dans des quartiers dans lesquels il y a beaucoup de Latinos ou d'Asiatiques. Ils vont dans des lieux de travail où on sait qu'il y a des communautés immigrées." Ces agents "débarquent chez les gens ou sur les lieux de travail sans mandat". Ils n’ont pas le droit mais leurs méthodes expéditives ne sont contrées que tardivement devant les tribunaux."
L'ICE mène désormais des "rafles", comme celle qui a visé "des Vénézuéliens qui ont été mis dans un avion et emmenés soit à Guantanamo, soit au Salvador et dans d'autres pays, sans aucune autre forme de procès". D'autres en revanche restent en détention aux États-Unis. "Le problème, c'est que quand on arrête des centaines, des milliers de personnes par jour, il y a une limite de nombre de places de détention."
Jed Wasserman, avocat spécialisé à New York dans le droit des étrangers et des étrangères, constate : "la possibilité d’une remise en liberté sous caution a été complètement éliminée, même quand la personne ne représente aucun danger pour la communauté. Faire appel lorsqu’une demande d’asile a été rejetée est aussi devenu très décourageant. Avant, cela coûtait une centaine de dollars. Maintenant, plus de 1 000."
"À New York, plusieurs juges administratifs ont été virés. Comme si le pouvoir cherchait à envoyer un signal aux juges restants… Globalement, aujourd’hui, les avocats du département de la sécurité intérieure américain [dont dépend l’ICE – ndlr] multiplient les procédures, même sur les plus petites choses." Margaret Cargioli, avocate au sein de l’Immigrant Defenders Law Center, observe "la mise en place d’un nouveau système par l’administration Trump, visant à instaurer le classement anticipé des dossiers d’asile sans que la personne puisse présenter des preuves ou des témoins concernant son éligibilité à l’asile". "L’administration Trump cherche à réduire les financements publics des fonds qui permettent aux enfants migrants d’être représentés par un avocat commis d’office. Alors qu’en parallèle, elle investit des milliards de dollars pour séparer les enfants de leurs parents". Il y a déjà eu vingt morts dans les centres de détention de l’ICE depuis que Donald Trump est revenu au pouvoir. Parmi les causes des décès, on trouve des accidents vasculaires cérébraux, un cas d’insuffisance respiratoire, et trois possibles suicides.
Les résistances
Les méthodes employées choquent et une résistance s'organise. Des villes et des États "sanctuaires" refusent que leur police locale coopère avec les forces fédérales en fournissant des informations sur des immigrés potentiellement sans-papiers. Dans certains endroits, des tracts en espagnol sont distribués pour expliquer leurs droits aux personnes en situation illégale et leur conseiller de ne pas surtout pas ouvrir leur porte, car les agents d'ICE n'ont pas de mandat pour les arrêter.
A Los Angeles, l’état d’urgence a été déclaré en octobre pour aider les migrants victimes des raids de la police de l’immigration. Le décret a mis en place un moratoire sur les expulsions et une aide financière et sociale pour les migrants locataires touchés par la politique de l’administration Trump. Lors de ces raids, même des citoyens américains ont été arrêtés. Trump y a répondu par l’envoi de la Garde nationale.
Même les soutiens de Trump commencent à critiquer sa politique migratoire, notamment dans le secteur agricole. Les raids ont ainsi été un temps suspendus dans les zones très rurales où Trump compte beaucoup d'électeurs, puis ont été à nouveau autorisés sous la pression notamment du conseiller Stephen Miller.
Ce sont aussi des actions spontanées pour s’opposer aux razias de l’ICE : le 21 octobre à Manhattan, plus de 50 agents sont intervenus pour arrêter plusieurs vendeurs à la sauvette dans ce quartier très prisé par les touristes. Cette descente a provoqué la colère des New-yorkais présents. De nombreuses personnes ont insulté les agents fédéraux et ont filmé la scène, puis ont poursuivi ces agents jusque devant leurs locaux, d’après le New York Times. Dans la soirée, des manifestants ont protesté dans les rues du quartier contre les arrestations de migrants en scandant "ICE out of New-York" (ICE hors de New-York).
Dans l'opinion américaine, pourtant majoritairement favorable à un durcissement des règles d'immigration, on observe "une chute du soutien à la façon dont c'est opéré". Si la population approuvait globalement l'idée de la fermeture des frontières ou de la traque des criminels, elle s'oppose en revanche à l'arrestation du "père de famille qui est là depuis trente ans, qui paye ses impôts, qui a un enfant américain, une femme américaine…". Des millions de personnes manifestent ainsi à travers le pays – notamment à Los Angeles, où Donald Trump a envoyé la garde nationale pour contenir la protestation – brandissant des drapeaux mexicains en guise de soutien aux migrants.

Sur les réseaux sociaux
Beaucoup passent leurs profils en privé, changent leur photo et mettent un pseudo pour conserver autant que possible leur anonymat. Mais d’autres refusent de se cacher et de se taire : “Ils veulent qu’on ait peur, parlons encore plus fort”, “Je refuse d’être silencieux”, “On ne vivra pas dans la terreur, c’est exactement ce qu’ils cherchent”…
Sur TikTok, les vidéos d'arrestations en pleine rue se multiplient. Les utilisateurs dénoncent, pour beaucoup, la violence des agents de l’ICE. Certains comptes reprennent les dernières actualités qui concernent l'agence et recensent les endroits où ont été vus les agents dernièrement. Plusieurs cartes interactives visualisent les derniers lieux d'interpellations et les zones les plus fréquentées par la police de l'immigration (ICE Tracker, ou Arcgis). L'application la plus répandue, ICEBlock, permettait de signaler la présence de la police de l'immigration dans un rayon de huit kilomètres, à la manière de Waze. Mais elle a été supprimée de l'App Store d'Apple, son créateur, Joshua Aaron, d'origine juive, a protesté en soulignant que ces opérations lui rappelaient l'Allemagne nazie.
