L’Assemblée nationale a validé le 9 décembre le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2026 ... rejeté par le Sénat le 12, mais réexaminé par l'AN le 16 pour adoption définitive.
Ces débats parlemententaires n'ont été relayés par les médias qu'en termes de jeux d'appareils politiciens sans permettre une appropriation démocratique des enjeux, pourtant nombreux et aux effets durables.
Parmi les nombreuses mesures qu’il contient, une très forte incitation à l’utilisation du Dossier Médical Partagé (Mon Espace Santé) par les professionnels, sous peine d’amende.Nous reprenons ci-dessous les analyses de La Quadrature du Net, du site Next, de la Fédération des Médecins de France.
L’article 31 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2026 renforce l’obligation pour les professionnel·les de santé de reporter par téléversement les données de santé de leurs patient·es dans leur Dossier Médical Partagé (DMP), et introduit l’obligation de sa consultation par les professionnel·les avant certaines prescriptions. Il liste des sanctions pour les professionnel·les qui ne suivraient pas ces obligations.
Le DMP, qu'est-ce ?
Le Dossier Médical Partagé (DMP) a été créé en 2011 dans l’optique d’améliorer le suivi médical et l’accès des patient·es à leurs documents de santé. Il était alors ouvert uniquement à la demande de chaque assuré·e ("opt-in").
Pour les gestionnaires du système de santé, l'objectif est surtout de réduire drastiquement "l’errance médicale" (ou nomadisme médical) : le manque de communication entre médecins et autres praticiens entraîne la multiplication d’examens, avec un coût important pour l'Assurance maladie (et les mutuelles).
Constatant la sous-utilisation du DMP, le gouvernement a alors créé une nouvelle plateforme, Mon Espace Santé (MES), qui rassemble le DMP et un certain nombre de services additionnels comme une messagerie sécurisée, un agenda, un catalogue de services numériques de santé…
À partir de 2022, chaque assuré·e se voit ouvrir automatiquement un Espace Santé par défaut, sauf s'il ou elle manifeste explicitement son refus ("opt-out") en répondant à un e-mail qui, souvent, est arrivé dans le dossier SPAM. Il est cependant possible de fermer Mon Espace Santé à n'importe quel moment (tuto sur le site du Syndicat de la Médecine Générale).
Le projet de loi de financement, voté en 1e instance (PLFSS 2026), vise à rendre systématique l’alimententation ou la consultation par les professionnels de santé du Dossier Médical Partagé (DMP), pour "éviter la prescription d’actes inutiles ou redondants (estimés entre 15 % et 40 % dans le secteur de l’imagerie par exemple), et pour améliorer la coordination des soins autour des patients".
Le Code de la santé publique (article L. 1111 - 15) oblige déjà les professionnels de santé à remplir le DMP des patients. Même chose pour la consultation des données, notamment avant de prescrire un acte médical coûteux.
D’après l’Assurance Maladie, près de 22,7 millions de DMP étaient ouverts en septembre 2025, et un document de santé sur deux y sont déjà déposés. Ceux-ci sont majoritairement des comptes rendus d’examens biologiques, déposés automatiquement par les laboratoires, et des prescriptions dont le dépôt sur le DMP a été rendu obligatoire.
Cette rationalisation de l'offre de soin est cependant très relative : la répartition géographique est très déséquilibrée en France, la discrimination sociale augmente très fortement...
Des amendes pour les praticiens s'ils n'inscrivent pas les données
Le Code de la sécurité sociale modifié rend obligatoires aussi bien l’inscription des nouvelles données que la consultation des anciennes (en particulier avant la prescription d’actes coûteux), sous peine d’amendes :
- pour un praticien : leur montant maximal est de 2 500 € et ne peut excéder 10 000 € sur l’année. Il fluctuera en fonction de la gravité de l’infraction constatée et des infractions déjà commises.
- dans le cas d’un établissement de santé : 25 000 € par infraction, dans la limite de 100 000 € par an.
- ces sanctions seront prononcées directement par les caisses primaires d’assurance maladie, après procédure contradictoire. La liste doit être fixée plus tard par décret.
Critiques du dispositif
Plusieurs organisations s'opposent à cette généralisation du Dossier Médical Partagé (inclus donc dans 'Mon Espace Santé') pour les risques d’atteinte à la vie privée :
Pour La Quadrature du net
- ces dossiers créés automatiquement ne respectent pas l'obligation de consentement préalable : la case à cocher ne peut l'être que… par les professionnel·les ! Il est possible de supprimer son compte, mais ses données ne seront supprimées que 3 mois plus tard.
- les patient·es n’ont pas la main sur le choix des équipes de soins qui peuvent y accéder. Une "matrice d’habilitation" définit que les professionnel·les d’une même spécialité auront accès aux données ajoutées par leurs confrères et consœurs, que le·a médecin traitant·e aura accès à l’ensemble des informations du patient·e…
- Les patient·es ne peuvent s’opposer au téléversement des documents "sauf à invoquer un motif légitime". Les professionnel·les ont désormais cette obligation sous peine de sanction financière. Le·a patient·e peut juste "masquer" ces documents, un par un, mais pas les supprimer.
- le cloisonnement des informations est insuffisant vis-à-vis du personnel soignant (par exemple lors du recours à une IVG), et globalement, ce dispositif met en danger le secret médical, d'autant que , régulièrement, des données de santé sont volées (par des pirates ou suite à des erreurs de manipulation et de protection).
Pour le Syndicat de la Médecine Générale (avec qui nous avons travaillé pour un Atelier Santé)
- l'approche globale de l’Identité Numérique de Santé (INS) portée par le pouvoir, qui trouve sa concrétisation dans le DMP et dans 'Mon Espace Santé'. Ce projet date de 2018, mais a été accéléré depuis le covid. Les risques sont d'un pistage systématique des patient.es et de rapprochements avec des intérêts économiques (assurances, firmes pharmaceutiques, offres très privées de soins...).
- il y a risque d'une restriction massive de l'accès aux soins : on pourrait demander des "comptes" aux patient·es et les culpabiliser ("c'est de votre faute si vous êtes malade") ; cela permettrait aussi de standardiser de façon algorithmique les soins (fin de la liberté de prescription des soignant.es).
La Fédération des Médecins de France - qui a sondé l'ensemble des médecins sur ce point - résume :
- seuls 13,39 % des médecins le consultent "souvent" et 22,04 % "parfois". L’immense majorité ne le regarde que rarement, voire jamais.
- beaucoup déplorent un outil mal conçu, sans qu'on leur ait demandé leur avis, "chronophage", "souvent inutile", avec la crainte d'une dérive administrative au détriment du soin.
- 89,15 % critiqué l’article 31 (l'obligation) comme "une mesure punitive et déconnectée du terrain"
- 70,19 % considèrent ces obligations comme "une étape de plus vers une médecine pilotée par les objectifs économiques".
Le grand danger de cette centralisation des données de santé est aussi leur accaparement par les multinationales américaines :
- Microsoft par le Health Data Hub (contesté par Constances, InterHop, LDH, SUD Santé Sociaux, Syndicat de la Médecine Générale)
- Amazon pour Doctolib.
- Une loi US, le Cloud Act, permet aux administrations américaines d'accéder aux données des hébergeurs basés aux États-Unis ou de nationalité américaine, même si leurs serveurs sont hors des frontières américaines...
Cette identification numérique en matière de santé est poussée au niveau européen dans le Plan de l'UE pour une Europe numérique à l'horizon 2030 :
- 80 % des citoyens européens doivent posséder une identité numérique
- 100 % doivent avoir accès à leurs dossiers médicaux en ligne !
