Tout le monde déteste ... la technopolice ! Félix Tréguer à Saint Etienne le 6/12

Chercheur et membre actif de l’association de défense des droits et des libertés sur internet La Quadrature du Net, Félix Tréguer est une figure connue et reconnue de ce nécessaire combat contre l’hydre de la raison d’État technologisée. Son livre n’est pas un brûlot, plutôt une rétrospective informée et personnelle de ces quelques dernières années. L’objectif annoncé est d’étudier les "causes de la technologisation de la police" (p. 19) et l’essor du "solutionnisme techno-sécuritaire". Tréguer produit un salutaire effort d’historicisation (synthétique) de la surveillance, depuis l’invention des statistiques à l’urbanisme, s’appuyant sur son précédent ouvrage (L’utopie déchue, Une contre-histoire d’Internet – XVe-XXIe siècle).

L’ambiance du récit est toutefois très contemporaine, remontant principalement à 2018, alors que les débats autour de la reconnaissance faciale occupent une partie de l’espace militant. De Marseille à Dijon, des projets de vidéosurveillance diverses sont déployés, souvent soutenus de fonds publics puisés dans l’aide européenne FEDER (Fonds européen de développement régional), sans aucune logique sociale apparente. Dans ce contexte, Tréguer et ses camarades de la Quadrature du net sillonnent les salons, répondent aux lobbyistes et courtiers de la surveillance, leur rappelant que "si nos grands-mères et nos grands-pères avaient dû vivre au début des années 1940 dans un monde saturé de technologies qu’ils fabriquent et promeuvent, sans doute n’auraient-ils pas survécu plus de trois semaines en clandestinité" (p. 60)

Aussi, ne pas chercher dans "Technopolice" une quelconque critique "constructive". Car si "le simple fait de se savoir surveillé transforme les comportements" (p. 69), alors pour l’auteur, la seule perspective crédible face à cette surveillance est le refus pur et simple.

Un refus motivé par un autre aspect très riche du livre de Tréguer, qui raconte sa visite à Denver, auprès d’un ami américain devenu flic, qu’il suit en patrouille, et dont il ausculte le rapport à la technologie, dans un pays où le rôle dévolu à la police s’est mis à ressembler à une guerre contre les pauvres. Là, les paradoxes sont nombreux : l’accès aux divers fichiers de surveillance procure un sentiment de puissance, c’est même "une rémunération symbolique accordée au policier, la marque d’un privilège" (p. 112), au même moment où les policiers sont eux-mêmes devenus les objets de la surveillance… Ainsi certains logiciels de police "prédictive" n’ont pas franchement d’autres objectifs que de renforcer un phénomène de bureaucratisation qui permet aux managers de gérer les effectifs – à tel point qu’en France comme aux États-Unis, ce "tracking fait l’objet de critiques voire de sabotages de GPS dans les véhicules.

Tout comme dans les années 1960, où l’on pouvait entendre que l’automobile, couplée à la radio, allait conduire à l’éradication totale de la délinquance en gagnant en rapidité et en fluidifiant les processus de contrôle (il n’en fut évidemment rien), la vidéosurveillance ne produit pas plus d’effets positifs, mais "participe d’une transformation de la relation à l’espace ou d’une déshumanisation des liens entre police et population" (p. 119). Le "solutionnisme techno-sécuritaire" est une arme pointée sur les citoyens, mais aussi sur les fonctionnaires qui devraient pourtant en bénéficier, dégradant leurs conditions de travail.

Une lecture riche donc, au ton très personnel (écrit à la première personne du singulier, un registre parfaitement justifié et explicité dans l’ouvrage), qui me rappelle un autre ouvrage récent, "Premières secousses", des Soulèvements de la Terre (La Fabrique, 2024), un récit qui mêle aussi une argumentation fouillée au retour d’expérience militant, offrant un guide pratique à tous ceux qui voudraient se lancer dans des combats pour l’écologie ou la liberté.

"Lorsque vient notre tour de parler, Martin et moi montons sur l’estrade. Face à l’amphi bondé, face aux képis et aux costumes-cravate, face au commandant Schoenher et à la futurologue de la préfecture de police, face au préfet Vedel et aux cadres d’Idemia ou de Thales, il nous faut déjouer le piège qui nous est tendu. Dans le peu de temps qui nous est imparti, nous leur disons que nous savons. Nous savons que ce qu’ils attendent, c’est que nous disions ce que pourraient être des lois et des usages  « socialement acceptables » [s’agissant de la reconnaissance faciale]. La même proposition vient alors de nous être faite par le Forum économique mondial et le Conseil national du numérique. Un peu plus de transparence, un semblant de contrôle par la CNIL, une réduction des biais racistes et autres obstacles apparemment  « techniques » auxquels se heurtent encore ces technologies, et l’on croit possible d’assurer un compromis  « éthique » entre la défense automatisée de l’ordre public et l’État de droit.

Mais nous leur disons tout net : la reconnaissance faciale et les autres technologies de VSA [vidéosurveillance algorithmique] doivent être proscrites. Plutôt que de discuter des modalités d’un  « encadrement approprié », nous exprimons notre refus. Nous leur disons que, pour nous, la sécurité consiste d’abord en des logements dignes, un air sain, la paix économique et sociale, l’accès à l’éducation, la participation politique, l’autonomie patiemment construite, et que ces technologies n’apportent rien de tout cela. Que sous prétexte d’efficacité, elles perpétuent des logiques coloniales et déshumanisent encore davantage les rapports qu’entretiennent les bureaucraties policières à la population."

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"Le glissement de l’urbanisme cybernétique vers des applications techno-sécuritaires semble irrésistible. Début 1967, aux États-Unis, une autre commission lancée par le président Johnson et dirigée par l’ancien ministre de la Justice de Kennedy, Nicholas Katzenbach – qui rejoindra d’ailleurs IBM en 1969 et y fera une bonne partie de sa carrière – a, elle aussi, rendu un rapport sur la montée des « troubles à l’ordre public » (…). C’est un programme d’ampleur qui est proposé : édiction d’un plan national de R&D qui devra notamment se pencher sur l’approche des politiques pénales en termes de  « système », relevés statistiques couplés au déploiement d’ordinateurs et à la géolocalisation des véhicules de police pour optimiser voire automatiser l’allocation des patrouilles et s’adapter en temps réel à la délinquance, automatisation de l’identification biométrique par empreintes digitales, technologies d’aide à la décision dans le suivi des personnes condamnées, etc. La pensée techno-sécuritaire infuse l’ensemble des recommandations. Et l’on remarquera au passage combien la police du futur des années 1960 ressemble à la nôtre. Comme si le futur, lui non plus, ne passait pas."

"Lorsque la technologie échoue à rendre la police plus précise ou efficace dans la lutte contre la délinquance, cela ne signifie pas qu’elle ne produit pas d’effets. Constater un tel échec doit plutôt inviter à déplacer le regard : l’une des principales fonctions politiques dévolues aux technologies ne consiste pas tant à produire de la  « sécurité publique » qu’à relégitimer l’action de la police, à redorer le blason de l’institution en faisant croire à un progrès en termes d’efficience, d’allocation des ressources, de bonne gestion, de transparence, de contrôle hiérarchique. Il en va ainsi depuis la fin du XIXe siècle et le début de la modernisation de la police, lorsque le préfet Lépine mettait en scène l’introduction de nouveaux équipements, les bicyclettes ou les chiens de police. C’est aussi une dimension centrale des premiers chantiers informatiques des années 1960 que de rationaliser une administration perçue comme archaïque. Reste que cette promesse d’une police rendue plus acceptable, transparente ou légitime grâce à la technologie est toujours trahie dans les faits."

"Tandis que l’extrême droite s’affirme de manière toujours plus décomplexée partout dans le champ du pouvoir, ces processus grâce auxquels les élites libérales gèrent la dissonance cognitive induite par leur complicité objective avec la spirale autoritaire en cours forment l’un des rouages les plus efficaces du fascisme qui vient."

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