Il y a 5 ans, les confinements liés au Covid ont bouleversé notre rapport au monde : pour le philosophe Paul B. Preciado, "la pandémie a permis la numérisation des relations sociales et leur réduction à des relations économiques, la dissolution du sentiment d’être en société, l’extension des formes numériques de contrôle et de surveillance, mais aussi la diffusion à grande échelle de théories du complot".
Ainsi la numérisation, jusque là imposée de façon insidieuse et secrète (comme analysé par Shoshana Zuboff dans L'âge du capitalisme de surveillance à partir des expériences de Google et Facebook depuis le début des années 2000), est depuis présentée comme une solution incontournable dans nombre de domaines et son usage est, de ce fait, imposé par les pouvoirs politiques.
L'étape actuelle de cette numérisation, l'IA partout, doit aussi nous interroger sur le caractère fascisant intinsèque de cette technologie et en tout cas de ses actuels promoteurs, la plupart se retrouvant dans l'entourage de Trump et de leur héraut du moment, Elon Musk. Paul B. Preciado toujours, explique que "la numérisation forcée qui a eu lieu pendant la pandémie ; la convergence numérique de tout autre média (écriture, impression, photographie, audio, vidéo, cinéma, jeu vidéo, etc.) sur Internet ; le monopole des entreprises X-Meta-Amazon de Musk-Zuckerberg-Bezos, ainsi que sur les satellites qui rendent la communication possible ; et la généralisation du smartphone en tant qu’organe politique greffé sur le corps individuel sont, de facto, les conditions matérielles et techniques de l’expansion du techno-fascisme contemporain".
Il est donc plus qu'utile de s'interroger sur la façon dont a été gérée cette pandémie sous l'angle sécuritaire, gestion très différenciée selon les pays, avec des résultats d'ailleurs très variables quant au nombre de morts recensé. La gouvernance du covid a modifié des perceptions géopolitiques globales – par exemple la façon dont l’Occident européen et américain a pu faire figure de "nouveau tiers-monde", en comparaison de pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud ; ou la manière dont "le Nigeria ou le Cameroun étaient mieux préparés que nous aux épidémies", d'après l’historien Guillaume Lachenal.
Au niveau européen, on a aussi pu constater plus que des nuances. Par exemple en Scandinavie entre le Danemark, qui est parvenu, grâce à des mesures précoces et rigoureuses, à rendre la mortalité de sa population négligeable (tout en limitant la baisse de son activité économique), au contraire de son voisin suédois, d'après l'analyse qu'en tire l’épidémiologiste Arnaud Fontanet.
La victoire de la technique sur la politique
Dans L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, (éditions Anamosa, 2020) le sociologue Théo Boulakia et l’historien Nicolas Mariot ont analysé les stratégies de différents pays, pour comprendre "pourquoi, en contexte d’incertitude, certains gouvernements ont choisi un enfermement généralisé, tandis que d’autres s’y sont énergiquement refusés".
Ils ont ainsi pu distinguer des pays - Danemark, Lettonie, Japon, Taïwan, Mongolie, Allemagne, Finlande, Corée du Sud, Islande et Slovaquie - ayant connu en 2020 un déficit de mortalité par rapport aux années précédentes, tout en n’ayant mis en place "aucune assignation à domicile générale", et d’autres "à enfermement strict et situation sanitaire catastrophique" - Koweït, Équateur et Pérou, France, Espagne et Italie ne venant pas loin derrière…
Ces deux auteurs reviennent sur leur étude en 2023 en proposant de nouvelles analyses, avec des graphiques très éclairants.
C'était en France...
Durant cinquante-cinq jours, du 17 mars au 10 mai 2020, la liberté de déplacement a été suspendue en France. Pour freiner la propagation d’une pandémie qui menaçait de déborder les capacités hospitalières, le gouvernement ordonna l’enfermement de la population : à l’exception de certains travailleurs et travailleuses dit.es "essentiel.les", chacun devait, sous peine d’amende et jusqu’à nouvel ordre, rester chez soi. Seul le remplissage d’une attestation permettait de déroger, sous conditions strictes, à l’interdiction de sortie.
Des milliers d’arrêtés — préfectoraux, municipaux — renchérirent sur les règles nationales par l’instauration de couvre-feux ou de limitations locales d’achats et, presque partout, par une fermeture administrative d’espaces naturels (parcs urbains mais aussi forêts, massifs, rives et plages). L’urgence sanitaire justifia également le déploiement, dans l’ensemble des départements métropolitains, de moyens de surveillance et de répression inédits. Un amendement au projet de loi d’urgence Covid-19, voté le 19 mars 2020, autorisa les policiers municipaux et les gardes champêtres à verbaliser eux-mêmes pour non-respect des règles de sortie. Au terme de l’expérience, l’ensemble des forces de l’ordre avait réalisé pas moins de 21 millions de contrôles et verbalisé 1,1 million de personnes.
En cela, la France a connu l'un des régimes de surveillance les plus durs en Europe (mais dépassée par la Hongrie et la Grèce).

Or, les auteurs soulignent que pas le moindre débat national ne s'est interrogé sur ce dispositif répressif par la suite. Les deux rapports parlementaires (n° 3053 et 3633) qui ont étudié la gestion de cette crise ne mentionnent pas l’attestation dérogatoire de sortie, le bouclage des espaces naturels ni l'ensemble de cette approche sécuritaire. Alors qu'en Allemagne - où les interdits furent bien moins marqués qu’en France - la question des atteintes aux libertés publiques y nourrit une controverse fiévreuse depuis...
Qui a obéi, et comment ?
Les auteurs identifient six groupes homogènes dans la population française : les "claustrés", qui ont choisi de ne pas profiter des sorties pour s’aérer (21 % de la population) ; les "exemplaires", qui respectent règles et recommandations (22 %) ; les "légalistes", qui, se plient aux premières mais pas aux secondes (25 %) ; les "insouciants", qui obéissent plus ou moins selon l’humeur (14 %) ; les "protestataires" (7 %) et les "réfractaires" (11 %).
Le groupe des protestataires intrigue. Il compte plus de deux tiers de diplômés du supérieur (69 %, proportion la plus élevée de tous les groupes). Ses membres exercent fréquemment une activité professionnelle dans les domaines intellectuels et culturels, déclarent davantage que les autres avoir récemment manifesté, pétitionné, assisté à un débat ou fait grève, et s’autopositionnent à gauche ou très à gauche sur l’axe politique. Avec les claustrés, ils décrivent plus que la moyenne des conditions de confinement difficiles (bruit, exiguïté, conflits de voisinage) et des émotions négatives (tristesse, stress, fatigue).
S’ils rejettent les règles de sortie, leur opposition ne passe pas par la désobéissance. Alors qu’ils huent et casserolent le gouvernement à la fenêtre, ou qu’ils installent une banderole à leur balcon, leurs sorties respectent strictement les interdits. Ils quittent leur domicile munis de leur attestation (souvent manuscrite, marque de défiance autant que de distinction), rusent peu avec l’horodatage (13 %), encore moins avec le rayon d’un kilomètre (6 %) ou avec le nombre de sorties par jour (8 %). Et ces confinés conformes se distinguent par leur propension plus élevée que la moyenne à adopter les recommandations sanitaires (distanciation, masque, désinfection).
À cet égard, tout les sépare des réfractaires, groupe moins politisé, beaucoup plus à droite et surtout moins diplômé, dont les membres revendiquent une désobéissance frontale, trichent et contournent les règles. Ainsi, la population la plus habituée à protester contre la répression policière, tant sur le moment qu’après coup, même sous la forme banale de pétition ou de tribune, a plutôt choisi une forme d’"opposition obéissante".
La France a choisi d'appliquer des mesures plus "universelles" qu'ailleurs en Europe. Sur le papier, les règles valaient pour tous, sans distinction d’âge, de genre, de lieu de vie, de revenus ou de religion. Elles s’appliquaient dans l’ensemble des départements, quelle que soit l'évolution locale de la pandémie. L'adhésion de la population est largement venue de cette règle supposée égalitaire ("si tout le monde est logé à la même enseigne, alors d’accord"), et son application a été surveillée par les habitant.es eux/elles-mêmes (dénonciations, tweets rageurs...). Une énergie considérable fut ainsi investie pour vérifier l’absence d’arbitraire et de privilège dans l’application des interdits, plutôt que d’en contester la légitimité ou la proportionnalité.
En cela, cette période rappelle l'"union sacrée" pratiquée lors de la 1e guerre mondiale, ou l'adhésion massive de la population aux débuts du pétainisme.
Où passer le prochain confinement ?
Cette carte permet de visualiser les pays à la fois selon leur degré de restriction des libertés, et selon leur efficacité face à la pandémie. Le classement de la France (à fuir !) n'est pas franchement favorable. Si on avait su...

Quelques sources
Ce que le covid nous a fait, mars 2025
Le confinement, de l’obéissance au silence, mars 2025
Le grand enfermement était-il nécessaire ?, mars 2025
L'IA, technologie fascisante ?, janvier 2025
Covid : bilan d’une surveillance massive, avril 2024
La droite tech contre la démocratie : comment la Silicon Valley s’est radicalisée, mars 2024
Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19, rapport final, mars 2021