Que faut-il qu’il se produise pour que nous agissions vraiment contre l’hyperconnexion et ses conséquences destructrices sur la société ?
Le site de l'AFCIA (Association Française Contre l'Intelligence Artificielle) reprend un article du mouvement espagnol OFF (dont nous avons déjà relayé l'action dans 12 villes espagnoles pour revendiquer le droit des enfants à vivre sans écran ni smartphone).
Bien que nous disposions de données abondantes sur les dommages provoqués par une numérisation hors-de-contrôle, les politiques destinées à réinventer le bouton OFF (c’est-à-dire, à mieux délimiter la place de la technologie dans nos vies) sont souvent trop lentes, tièdes et subissent parfois des aléas – d’où le sens de notre lutte.
Charlie Munger – le bras droit du célèbre financier Warren Buffet – disait : " montrez-moi où est l’incitation et je vous montrerai le résultat". Alors quelles pourraient être les incitations suffisantes pour que le statu quo change radicalement ?
Incitations économiques ?
Selon une étude de la Direction Générale du Trésor (français) publiée ce mois-ci, les plateformes de l’économie de l’attention coûtent déjà 0,6 points de PIB (Produit Intérieur Brut) à la France, chiffre qui pourrait atteindre les 3 points dans les prochaines décennies.

Le rapport tente de quantifier 3 types d’externalités négatives générées par les réseaux sociaux et plateformes d’IA :
- La perte du temps productif
- La détérioration des capacités cognitives
- La détérioration de la santé mentale
Mais peut-on parler de simples "externalités négatives" quand la vampirisation de notre temps par ces plateformes, leur invitation constante à leur déléguer nos capacités cognitives et les algorithmes toxiques avec lesquels elles opèrent sont des parties aussi centrales de leurs modèles ?
Perte du temps productif
Selon Pew Research, 77% des employés américains consultent leurs réseaux sociaux au travail (84% dans le cas des 18-34 ans), principalement pour "prendre une pause mentale". Ces chiffres augmentent d’année en année et ne constituent qu’une petite partie de l’impact de ces plateformes sur la productivité.
Une étude de 2019 estimait déjà le coût des distractions causées par les réseaux sociaux pour l’économie américaine à 650 milliards de dollars par an – et cela, à l’ère pré-TikTok.
Détérioration des capacités cognitives
On constate déjà partout à partir des années 2010 un déclin des capacités de compréhension de l'écrit et du calcul chez les adultes.
Une étude du MIT prépubliée en juin a montré comment les étudiants qui travaillaient avec ChatGPT voyaient leur rendement cognitif diminuer de 55% par rapport aux autres. Certes, l’échantillon était réduit, le protocole imparfait, etc. mais la tendance globale pointe vers une
détérioration généralisée de la capacité à traiter l’information, que ce soit numérique ou textuelle, aussi bien chez les adultes que chez les mineurs.

Détérioration de la santé mentale
L'étude du Trésor français ne prend pas en compte les coûts globaux pour la société, en particulier celles liées à la santé publique.
En Espagne, un rapport de CyberGuardians a montré :
- une augmentation de 300% des coûts associés aux problèmes de santé mentale chez les moins de 20 ans entre 1997 et 2022, en particulier à partir de 2012.
- une relation causale entre hyperconnexion et détérioration de la santé mentale.

Tout ceci s’est produit avant que l’IA ne nous inonde d’assistants extrêmement addictifs qui deviennent les principaux confidents d’une partie croissante de la population (voir notre article La psy par IA). Les conséquences de ce phénomène sur la santé mentale pourraient être encore plus graves qu’avec les réseaux sociaux. Ou peut-être est-ce déjà le cas…
Suite au cas très médiatique (aux USA) de Sewel Setzer, un adolescent de 14 ans qui s’est suicidé en 2024 et dont la mère a porté plainte contre Character.AI (la plateforme qui avait produit un personnage virtuel dont le jeune était tombé amoureux et qui l’avait poussé au suicide), les actions légales contre les géants de l’IA se multiplient.

OpenIA devra aussi répondre devant les tribunaux pour homicide involontaire suite à un cas similaire.
Le schéma est souvent le même : des jeunes développent une relation obsessionnelle avec ces machines et entrent dans des spirales autodestructrices. Et contrairement aux réseaux sociaux, il n’y a pas de débat sur le fait que la responsabilité retombe sur la plateforme ou la personne qui publie des contenus, puisque les messages sont générés par un algorithme développé par elle-même.
Si des sentences contre les plateformes d'IA sont prononcées, cela pourrait constituer une incitation économico-juridique de plus contre l’hyperconnexion. En 2024, OpenAI avait d’ailleurs averti du risque de tomber amoureux du nouveau mode voix de ChatGPT… mais cela relevait d'un discours marketing sans conséquence sur sa responsabilité juridique.
Tout ceci n’a pas empêché que l’utilisation de l’IA comme thérapie ne se hisse au sommet des raisons pour lesquelles les jeunes ont recours à elle, selon une étude publiée par la Harvard Business Review.

Le chemin sinueux de la lutte contre l’hyperconnexion
Dans un tel contexte, l’interdiction de TikTok aux Etats-Unis en janvier (... qui aboutit aujourd'hui à son rachat par des milliardaires amis de Donald Trump) aurait pu être un pas crucial dans la bataille contre la plateforme qui cannibalise le plus le temps des jeunes (et moins jeunes).
"Les jeunes de notre pays vont être contents", a proclamé le président américain, fermant les yeux sur les préjudices psychologiques profonds que la plateforme leur inflige.
Alors qu’on oppose fréquemment le modèle technologique chinois et le modèle américain comme deux grands rivaux planétaires irréconciliables, on observe de plus en plus de points de convergences entre les deux. Dans les deux cas, l’intégrité et le bien-être des citoyens sont relégués à un second plan face aux intérêts économiques et étatiques.
Des solutions faciles et peu coûteuses
Il existe cependant un consensus croissant (au moins au niveau scientifique) sur les bénéfices de réinventer le bouton OFF, qui a largement disparu de la technologie qui nous entoure. L’une d’elle a trait à l’interdiction des smartphones dans les écoles (qui est appliquée en France depuis la rentrée 2025, dans toutes les écoles et collèges, avec semble-t-il des résultats probants).
Le fait que la première étude à grande échelle de ce type, réalisée en Inde sur 17.000 élèves, ait fait la couverture de The Economist, montre que cela n’intéresse pas que les médecins et les spécialistes de l’éducation. Interdire le smartphone à l’école entraîne des bénéfices nets en termes de bien-être et d’apprentissage.

Les données sont claires : l’hypeconnexion coûte cher. Mais elle n’est pas inévitable. Il s'agit de mettre la technologie au service des humains, et non le contraire.
