Il manque beaucoup d’enseignant·es dans les établissements scolaires à la rentrée car les concours sont très loin d'avoir fait le plein : manquent 29% d'enseignant·es en lycée professionnel, 17% en collège et lycée général, 16% pour le lycée technologique.
Selon le SNES-FSU, il manque au moins un professeur dans un collège ou lycée sur deux (enquête réalisée dans 508 établissements). Pour le syndicat des chefs d’établissement SNPDEN-UNSA, c'est dans 58 % des collèges et lycées (enquête auprès de 2750 principaux et proviseurs) ! Source Le Monde
Par ailleurs, il n'y a pas non plus de remplaçant·es mobilisables.
L'absence de remplaçant·es enjeu judiciaire
Ainsi, d'après Claude Lelièvre (chercheur en histoire de l'éducation), pour les remplacements de courte durée (inférieures à 15 jours), moins d’une heure sur cinq seulement était remplacée l'année dernière, ce qui est pire que pour le dernier bilan établi par la Cour des comptes en 2017.
Les familles acceptent de moins en moins cette situation. Elles "n’hésitent plus à engager la responsabilité de l’État devant les tribunaux pour défaut de continuité du service public de l’Éducation", comme noté dans le rapport de la Cour des comptes 2021.
La FCPE (principale fédération de parents) avait déjà incité ses adhérents à renseigner les heures de cours perdues. Un collectif #Onveutdesprofs a coordonné des demandes d’indemnisation auprès des rectorats (127 déposées, plus de 1500 dossiers en cours de traitement), l'objectif étant de "faire condamner l’État en raison d’absences répétées d’enseignants non remplacées, qui causent un préjudice aux élèves".
L'emplâtre des "modules numériques"
Dans l'urgence, un décret du 8 août 2023 établit de nouvelles règles concernant les absences de moins de 15 jours. Les proviseurs de lycée et les principaux de collèges doivent élaborer un "plan annuel visant à assurer effectivement les heures prévues par l’emploi du temps des élèves" en recourant
- aux enseignants ayant signé un "pacte" (note de service du 27/07/2023, qui les oblige à accepter au moins 18 h par an de remplacements, sur des créneaux fixes d’au moins 1 h par semaine dans n'importe quelle discipline et n'importe quelle classe !).
PACTE : le gouvernement espère 30% d'enseignants signataires, le SNPDEN (Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale) les chiffre à moins de 10%. La lourdeur de l'engagement (alors que les enseignants travaillent déjà en moyenne plus de 43 h hebdo) et la faiblesse des rémunérations, l'inégalité de traitement homme-femme ... et le leurre des augmentations annoncées (10% devenues au mieux 5,5% pour quelques uns) annoncent l'échec de Macron dans son nouveau "domaine réservé".
- aux assistant·es d’éducation, lesquel·les utiliseraient des modules pédagogiques numériques sur ordinateur. Le CNED (Centre national d’enseignement à distance) fournit, parait-il, les contenus, textes, exercices, vidéos... A ce jour seuls sont disponibles un guide Program'cours, uniquement pour le collège (plaquette en 4 p. de présentation d'une plateforme à venir) et une vidéo promotionnelle d' 1 min 30 !
Recours mythique aux technologies numériques
Interview (par Médiapart) de Cédric Fluckiger, professeur en sciences de l’éducation de Lille (ci-dessous extraits).
Mediapart : Que pensez-vous de cette idée de Gabriel Attal de proposer des modules numériques aux élèves, quand les professeur·es sont absent·es ?
Cédric Fluckiger : Aujourd’hui, il y a un vrai problème de recrutement et de remplacement des enseignants, donc il faut bien annoncer quelque chose. Mais c’est vraiment le type de mesures qui sont prises et annoncées sans que personne ait une idée claire de la manière dont elles pourraient se traduire sur le terrain.
Le numérique apparaît parfois comme une petite baguette magique, en l’espèce pour résoudre le problème pourtant épineux du manque de professeur·es remplaçant·es. Vous avez travaillé sur la question des mythes autour du numérique, on est en plein dedans ?
Tout le monde est obligé de dire que le numérique, c’est formidable. Il y a même une sorte de pression, y compris sur le milieu de la recherche en éducation, pour dire que c’est génial. Moi, je suis un ancien ingénieur en informatique, passionné par le sujet, pas un "amish" comme a pu le dire le président, donc pas un sceptique ! Mais on s’intéresse peu à la réalité concrète de ses effets sur le terrain. Non seulement ceux qui s’enthousiasment n’en savent rien mais en plus ils n’ont pas vraiment envie de le savoir. Car c’est souvent décevant par rapport aux attentes.
On peut prendre l’exemple de la Suède, qui vient d’annoncer revenir aux manuels sur papier après avoir équipé tous les élèves du pays de tablettes numériques…
C’est exactement ça, il y a des mouvements de balancier, qui correspondent surtout à des effets de mode. Car des initiatives de dotation des élèves en ordinateurs portables, dans les Landes par exemple, montraient que finalement il y avait peu d’effets, au regard du coût énorme de l’opération. Les élèves n’avaient pas spécialement progressé, les familles s’équipaient déjà à la maison, les professeurs n’avaient pas de réelle formation, l’intérêt pédagogique était limité…
"On réinvente la perm’", brocardent les syndicats. Ce que cette déclaration de Gabriel Attal et les réactions à cette annonce posent comme question, n’est-ce pas celle de l’importance de la médiation ?
Il y a toutes les chances que cela se réduise à une permanence, effectivement. Et d’ailleurs, il y a aussi toutes les chances que les élèves fassent autre chose avec l’ordinateur… Mais l’incorporation d’outils numériques, même par un enseignant, peut donner le pire comme le meilleur.
Ce qui marche, globalement, ce sont des enseignants motivés, innovateurs, investis, qui vont chercher dans l’outil numérique des moyens de mettre en œuvre les idées pédagogiques qu’ils peuvent avoir. Et puis les bonnes pratiques se diffusent localement quand il existe un environnement, des inspecteurs, des conseillers pédagogiques qui relaient, qui animent. Là, il se passe des choses intéressantes.
Ce qui ne marche pas, c’est quand l’injonction vient d’en haut et qu’on dit aux professeurs : "Nous avons la solution, vous n’avez qu’à l’appliquer", sans formation, sans environnement de travail adapté. Il faut admettre aussi qu’un outil ou une méthode pédagogique n’est que rarement réplicable, puisque l’enseignement, c’est justement l’art de s’adapter aux gens qu’on a en face de soi. Il est inévitable que les enseignants fassent autrement que ce qui est prévu, s’adaptent, et donc qu’on ne retrouve pas en classe ce qui peut être observé en laboratoire.
Être équipé, c’est une chose, mais si on a quatre enfants dans une famille dotée d’un seul ordinateur, à quelle heure le dernier enfant finit ses devoirs ?
Est-ce que l’usage du numérique augmente les risques d’inégalité ? Il faut avoir en effet un bon équipement technique, une bonne maintenance pour faire fonctionner les outils, mais également du personnel ayant de l’appétence pour mettre en place des enseignements numériques de qualité…
Est-ce que le numérique est un instrument de réduction ou d’augmentation des inégalités ? D’un côté, c’est vrai que l’école peut familiariser les élèves avec des outils qui ne sont pas dans toutes les familles (les traitements de texte, tableurs, etc.). Mais parmi les chercheurs, il y a plutôt l’idée que le numérique risque d’augmenter ces inégalités, car on sait, dans un système scolaire décentralisé, que les collectivités qui ont de l’argent et celles qui n’en ont pas ne vont pas pouvoir mettre en place les mêmes moyens.
Il y a aussi un risque sur ce qui se passe à la maison. Par exemple, des départements sont passés au manuel 100 % numérique, en se basant sur les chiffres qui montrent qu’aujourd’hui quasiment toutes les familles sont équipées d’un ordinateur avec Internet. Être équipé, c’est une chose, mais si on a quatre enfants dans une famille dotée d’un seul ordinateur, à quelle heure le dernier enfant finit ses devoirs [pendant le confinement, lors d'un débat que nous organisions, un prof des écoles nous signalait que 50% seulement de ses élèves avait accès à un ordinateur, le plus souvent partagé dans la famille, et qu'un seul dans la classe avait accès à une imprimante] ?
Le gouvernement considère, lui, que le numérique est un facteur de réduction des inégalités, et cette idée est même au cœur des différents plans sur le sujet depuis presque dix ans.
Les milieux favorisés n’ont pas le même exemple des usages du numérique que les familles d’origine populaire. L’école, en favorisant les outils numériques, donnerait une familiarité au numérique que les familles n’offrent pas toujours. Mais pour comprendre ce qui se passe dans le monde numérique, il ne suffit pas d’utiliser des outils.
Est-ce que l’école permet de comprendre ce qui se passe quand on envoie un courriel, de nommer les choses sur un écran, de comprendre ce qu’est un système d’exploitation sur un ordinateur, ce qu’est un fichier numérique ? Pas vraiment. Or cela devrait entrer dans la culture du numérique à l’école, de la même manière qu’on accède à une culture scientifique, quand on apprend le fonctionnement d’un volcan ou de la photosynthèse.
Sait-on si le grand plan du ministère de l’éducation nationale, qui dès 2015 entendait déployer le numérique pour "régénérer" l’école, a été mis en œuvre ? A-t-on constaté un bond dans les usages, les équipements, les pratiques ? Et quel rôle a joué la crise du Covid dans cette transformation ?
Un bond, non. Il y a une pénétration continue de l’outil numérique. Mais ce n’est pas parce qu’il y a des équipements qu’on va les utiliser de manière optimum.
Plus certainement, le Covid a accéléré des choses, dans la communication, dans la mise à distance, dans le fait que les parents aient, par exemple, les informations via les ENT (espaces numériques de travail)...
Il n’y a pas de corrélation directe vérifiée entre l’innovation numérique et l’innovation pédagogique mieux adaptée aux élèves.
Le débat se posait déjà en ces termes après le confinement, des élèves comme des enseignant·es, en raison de l’épidémie mondiale : est-ce que le numérique peut contribuer à régénérer l’école, à lui redonner un souffle ou est-ce qu’il la transforme dans une logique de moindre coût ?
Il y a des politiques de restrictions budgétaires pour à peu près tous les services rendus à la population, et donc on présente le numérique comme une solution pour compenser les manques. C’est un peu comme quand l’hôpital va mal et qu’on renvoie les gens vers la plateforme Doctolib ou la télémédecine… Le numérique est vu comme une rustine.
Qu’est-ce que les différents ministres envisageaient initialement comme pouvoir transformatif du numérique sur l’école ?
Dans une vision très caricaturale de l’école, l’idée est que les outils numériques portent un renouveau des méthodes pédagogiques. Or il n’y a pas de corrélation directe vérifiée entre l’innovation numérique et l’innovation pédagogique mieux adaptée aux élèves. Parfois même, l’introduction du numérique renforce les formes les plus traditionnelles d’enseignement.
Typiquement, et cela a été montré plus tôt dans les pays anglo-saxons, mettre des tableaux numériques dans les classes a tendance à faire que les enseignants y passent plus de temps, et donc renforce des pédagogies plus frontales, au détriment de la mise en activité des élèves.
De la même manière, un certain nombre d’outils d’ "exerciseurs numériques" sont assez proches de la méthode behavioriste des années 1950, qui n’est certes pas à rejeter totalement et pour tout apprentissage, mais pas non plus d’une modernité folle. Donc on observe même parfois de la régression pédagogique quand il y a de l’innovation numérique.
Ensuite, on entend souvent dans les discours institutionnels que le numérique change la manière de réfléchir, de s’informer, le professeur n’étant plus la source du savoir mais le médiateur par rapport au savoir, etc. Et là encore, ce n’est pas complètement faux. Mais, sans comparer bêtement Internet à une bibliothèque, cela fait quand même longtemps que l’enseignant n’est plus la source unique de savoir. Il n’est donc pas si sûr que les jeunes d’aujourd’hui soient des élèves fondamentalement différents.
Penser que l’école doit s’adapter totalement aux prétendus usages d’une prétendue génération, ce n’est pas vraiment fondé scientifiquement.
Voyez-vous dans la didactique, sur le terrain, dans la recherche, une sorte de troisième voie entre un numérique utilitariste pour pallier des difficultés de moyens et une vision fantasmée d’une révolution de l’école par le numérique ?
On peut dire que trois grandes visions de l'école s’affrontent :
- l’approche par les compétences, promue dans les grandes organisations internationales, à l’école ou à l’université. Elle consiste à se demander de quoi les gens ont besoin et à les former à cela. Et pour ce faire, on va piocher dans les disciplines et les savoirs scientifiques. C’est dans cette logique qu’on parle de socles ou de blocs de compétence, à l’école ou à l’université.
- l’organisation des savoirs par discipline, traditionnelle et historique, qui a un inconvénient : on apprend la discipline pour la discipline, comme l’informatique pour l’informatique. On a ainsi créé des options et spécialités au lycée, et même plus récemment un Capes et une agrégation d’informatique.
- réfléchir en termes de culture scientifique et technique : dans cette approche, le rôle principal de l’école n’est pas de faire de tous les élèves des petits programmeurs, des petits chimistes ou des petits historiens en herbe, c’est de leur donner une compréhension de la diversité des phénomènes. À mon avis, on devrait réfléchir au numérique de cette manière. Pas se focaliser uniquement sur les choses que les élèves savent faire, mais aussi sur ce qu’ils comprennent.
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