Blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie : encore une 1e en Europe

Appels à la mobilisation sur TikTok Numerama

Depuis longtemps, la Nouvelle-Calédonie - devenue colonie française en 1853, jusqu'en 1946, depuis Territoire d'outre-mer (TOM) - est victime d'une situation coloniale qui dénie aux Kanaks le droit à l'auto-détermination. Cet archipel est toujours inscrit par l’ONU sur la liste des territoires non autonomes et à décoloniser. Les révoltes de 1984 ont enfin été prises en compte à partir de 1988, confirmés par l’accord de Nouméa en 1998, avec l'entrée dans un processus d'auto-détermination, cependant fragile car les caldoches (en gros les colons) n'ont pas renoncé au maintien sous le statut de TOM, donc à la dépendance vis à vis de la France.

C'est cet équilibre fragile qu'a brutalement rompu le pouvoir par un projet de réforme constitutionnelle visant à "dégeler" le corps électoral pour les élections provinciales qui doivent se tenir avant le 15 décembre 2024. En effet, pour atténuer le poids du peuplement récent (essentiellement à Nouméa, ce qui renforce mécaniquement le poids des caldoches) et pour permettre aux Kanaks de peser dans les décisions politiques, le scrutin est réservé aux personnes disposant de la citoyenneté calédonienne selon des règles explicitées ici. Le registre provocateur du ministre de l'intérieur participe aussi au durcissement des positions.

La révolte est donc de retour, très brutalement réprimée (le "quoi qu'il en coûte" décrété par le représentant du gouvernement). L'absence de poursuite contre les milices d'autodéfense des caldoches ("voisins vigilants", "snipers sur les toits"...) par ce haut-commissaire de la République - lesquelles seraient responsables de la mort de trois Kanaks - montre l'orientation du pouvoir.

Le gouvernement a choisi de bloquer purement et simplement la plateforme TikTok sur le territoire de Nouvelle-Calédonie. Selon Numerama, le premier ministre justifie cette mesure "en raison des ingérences et de la manipulation dont fait l’objet la plateforme dont la maison mère est chinoise", ajoutant que l’application serait "utilisée en tant que support de diffusion de désinformation sur les réseaux sociaux, alimenté par des pays étrangers, et relayé par les émeutiers".

Déjà à l’été 2023, suite aux révoltes dans les banlieues d'Ile de France, Emmanuel Macron avait souhaité pouvoir bloquer les réseaux sociaux et vouloir mettre fin à l’anonymat en ligne. La Quadrature du net avait dénoncé cette collaboration entre plateformes privées et pouvoirs publics, unis pour brimer la liberté d’expression. Le sénateur du Rhône, François-Noël Buffet (LR) préconisait le même blocage dans un rapport d'avril 2024 suite aux révoltes de juin 2023 d’une partie de la jeunesse des quartiers populaires. Par ailleurs, la loi SREN "visant à sécuriser et réguler l’espace numérique" promet une large remise en question de l’anonymat en ligne et une plus grande censure administrative.

La Quadrature du net souligne que cette méthode, digne des régimes russe ou turc (qui sont régulièrement condamnés par la CEDH pour atteintes à la liberté d’expression) a déjà été utilisée l’année dernière après la mort de Nahel Merzouk (tué à bout portant par un policier à Nanterre). Pour elle, il ne s’agit pas de défendre TikTok, plateforme dont la toxicité est avérée. Mais le pouvoir, aligné sur la position américaine (qui ne parle pas de fermeture mais voudrait récupérer TikTok au profit d'une des "big five", les GAFAM uniquement de nationalité américaine) reste obnubilé par la nationalité chinoise de la plateforme, alors que pas grand-chose ne la sépare d’Instagram, de Snapchat ou autre Facebook.

Le Conseil d’État a examiné mardi 21 mai les trois requêtes en référé. Pour une avocate du Mouvement des jeunes kanak en France (MJKF), "Les seuls pays à avoir interdit TikTok sont l’Afghanistan, la Somalie et l’Inde" et cela "n’a jamais été utilisée dans les démocraties occidentales".

Par ailleurs, la décision de bloquer ce réseau n'a pas été formalisée dans un acte et n'est donc pas juridiquement justifiée, si ce n'est qu'elle a été prise dans le cadre de l’état d’urgence déclaré le 15 mai. Or, d'après le juriste Nicolas Hervieu, l’article 11 de la loi de 1955 (prise pendant la guerre d'Alérie) régissant l’état d’urgence permet bien de suspendre "tout service de communication au public en ligne", mais seulement en cas de provocation "à la commission d’actes de terrorisme" ou d’"apologie du terrorisme". Or rien ne vient étayer cette qualification.

Mais finalement, le gouvernement a changé son argumentaire en expliquant, dans son mémoire, avoir basé sa décision non pas sur le régime de l’état d’urgence, mais sur la théorie dite des circonstances exceptionnelles (d'après un arrêt du Conseil d’Etat du 28 juin 1918, soit en pleine guerre !). Celle-ci lui permet de s’affranchir de la loi et de prendre des mesures en temps normal illégales, lorsqu’une crise exceptionnelle l’exige. Cette théorie juridique d'exception a déjà été utilisée par les mêmes lors du décret du 16 mars 2020 qui instituait le premier confinement de l’épidémie de covid, alors que le régime d’état d’urgence sanitaire n’existait pas.

Pour une avocate des plaignants, le gouvernement n’apporte pas la preuve d’une "corrélation entre TikTok et les violences constatées sur l’île""Les contenus sur TikTok sont extrêmement encadrés" par une modération stricte, surtout pour les vidéos d’expression politique.

"La jeunesse kanake s’organise par des vidéos. Ces jeunes se filment, s’expriment". "Ce blocage ne vise pas à prévenir des troubles à l’ordre public mais à empêcher les jeunes de s’organiser et de s’exprimer."

Dans son rendu du jugement le 23 mai, le Conseil d’Etat a rejeté la demande de suspension du blocage car, selon lui, le caractère d’urgence de cette demande n’était pas avéré. Cela reporte une décision sur la légalité de cette mesure à plusieurs mois.

Cette stratégie d'évitement de la part de la plus haute instance juridique française ne tranche pas plusieurs questions fondamentales :

  • le Conseil d’Etat ne s'est pas prononcé sur la justification par l'Etat de ce blocage : TikTok aurait joué un rôle dans la flambée de violences. Si des vidéos d’incendies, ou montrant des tirs de caldoches ou des forces de l’ordre visant de jeunes kanak, ont bien été diffusées sur TikTok, leur nombre et leur audience sont limités.
  • Des contenus similaires ont été diffusés sur d’autres réseaux sociaux, dont X (ex-Twitter) et Facebook (notées par Viginum, service de l’Etat chargé de la lutte contre les ingérences étrangères). C’est d'ailleurs sur ces deux derniers que s’est concentrée une opération de désinformation, menée depuis l’Azerbaïdjan, visant à envenimer la situation en Nouvelle-Calédonie. Ni X, ni Facebook n’ont pourtant été bloqués.
  • A l’été 2023, après les révoltes suivant la mort de Nahel, E. Macron voulait déjà que le gouvernement puisse "réguler ou couper" les réseaux sociaux, "quand les choses s’emballent". TikTok, mais surtout Snapchat, avaient été accusés par le pouvoir d’alimenter les violences. Les réseaux sociaux sont désormais systématiquement dénoncés (... s'ils diffusent des vidéos de violence policière ou relaient des messages militants) quand, dans le même temps, leurs patrons sont reçus en grande pompe à Versailles...

Par ailleurs, ce blocage n'est pas la seule mesure répressive envisagée : G. Darmanin a aussi évoqué (devant la commission des lois de l’Assemblée) le projet gouvernemental d'un blocage des réseaux 3, 4 et 5G

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