Rôle des réseaux sociaux dans les luttes : le cas de Madagascar

Tout d'abord, comme nous l'avons signalé dans plusieurs articles, les réseaux sociaux sont néfastes par bien des aspects : menaces pour la santé des enfants et adolescents, exarcerbation de la violence, montée du fascisme...

Mais ils peuvent aussi favoriser la circulation de l'information au profit des migrants, voire favoriser l'émergence de mouvements sociaux et/ou politiques dans des pays très surveillés. Cependant, ce rôle a été minoré depuis par diverses études sur les "printemps arabes" de 2011 ou lors des "gilets jaunes" en France (au profit des plus classiques rassemblements physiques sur la place Tahrir du Caire ou des ronds points). Il est actuellement réaffirmé à l'occasion des soulèvements de la génération Z dans plusieurs pays du sud global. L'article ci-dessous (extraits, de Fabrice Lollia, chercheur à l'Université Gustave Eiffel) évalue ce rôle lors de la révolte à Madagascar.

La crise malgache a de multiples causes, mais le succès de la mobilisation de la société – avant tout de la jeunesse – tient en grande partie à la place désormais centrale des réseaux sociaux. Ce sont eux qui ont facilité la diffusion des discours hostiles au pouvoir, qui ont permis la coordination des actions de protestation et qui ont offert aux militaires en rupture de ban avec le gouvernement une plateforme pour exprimer leur ralliement à la révolte, qui a abouti à la proclamation de la destitution du président par l’Assemblée nationale.

Le 25 septembre 2025, Antanarivo a basculé dans une crise socio-politique de grande ampleur. Ce qui avait commencé comme une contestation locale contre les délestages électriques récurrents s’est transformé en mouvement de protestation national porté, entre autres, par une jeunesse massivement connectée et amplifié par les réseaux sociaux.

En quelques jours, les manifestations se sont étendues. Le bilan de la répression, contesté par le gouvernement malgache, s’élèverait à 22 morts et 100 blessés selon le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU. Le gouvernement a été dissous, une unité de l’armée (le Corps d’armée des personnels et des services administratifs et techniques, CAPSAT) a rejoint les manifestants pour s’approprier la place du 13 Mai, symbole de victoire contre le pouvoir en place.

Le président de la République Andry Rajoelina a quitté le pays le 12 octobre, exfiltré par un avion militaire français. Alors qu’il refuse de démissionner et dénonce ce qu’il qualifie de tentative de prise du pouvoir par la force, affirmant par ailleurs avoir été victime d’une tentative d’assassinat, l’Assemblée nationale vient ce 14 octobre de voter sa destitution et une unité de l’armée ralliée aux protestataires a affirmé avoir pris le pouvoir.

Il s'agit ici de comprendre comment les réseaux sociaux peuvent catalyser une mobilisation (si rapide et si efficace) des contestataires, fragiliser des régimes politiques et redéfinir les rapports entre citoyens, médias et institutions.

Dès les premiers jours, des vidéos montrant les pillages et les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont massivement circulé sur les réseaux sociaux. Ces images, souvent filmées par des citoyens ordinaires, ont eu un double effet.

D’un côté, en mettant crûment en évidence la perte de contrôle de la part des autorités et leur recours à la violence, elles ont nourri l’indignation collective. De l’autre, elles ont contribué à structurer une narration politique de la crise : celle d’un peuple en résistance face à un pouvoir lui apparaissant comme défaillant.

Cette dynamique repose sur le principe de la puissance de cadrage des images virales. Autrement dit, ce qui compte, ce n’est pas seulement ce qui est montré, mais la manière dont ces contenus circulent, sont commentés et s’agrègent dans des temporalités extrêmement courtes.

Dans un contexte où les médias traditionnels malgaches adoptent, dans le traitement de l’information, une posture prudente – souvent marquée par l’autocensure ou une proximité avec les récits officiels –, les plates-formes numériques s’imposent comme l’arène centrale de production et de légitimation des discours politiques. Cette configuration évoque ce que Bernard Miège (2007) décrit comme "une société conquise par la communication", où les flux informationnels structurent les rapports sociaux plus rapidement que les institutions ne peuvent réagir.

La mobilisation malgache a été portée par la génération Z : de jeunes urbains connectés, familiers des codes numériques, souvent critiques à l’égard des élites politiques. Ils ne se sont pas contentés de consommer de l’information. Ils l’ont produite, relayée et scénarisée collectivement.

Des hashtags coordonnés (#RajoelinaDémission, ###May13) ont rythmé la contestation ; des cartes collaboratives signalant des barrages routiers ont été diffusées en temps réel ; des lives Facebook ont transformé chaque moment, chaque événement, en tribune politique.

Ce fonctionnement horizontal, sans leader unique, a dérouté les institutions. C’est l’illustration même de la mutation de l’espace public. En même temps que des organisations structurées (partis, syndicats), des réseaux d’individus connectés produisent et amplifient l’action collective, s’inscrivant dans un espace public numérique agonistique, c’est-à-dire un espace où la confrontation d’opinions, d’émotions et de récits se substitue aux formes traditionnelles de délibération publique. Dans ce contexte, le pouvoir ne repose plus uniquement sur le contenu des messages, mais sur la capacité à connecter et à mobiliser des publics actifs capables d’imposer leur propre rythme au débat politique.

La crise malgache n’est pas seulement endogène. Des signaux montrent une synchronisation inter-plateformes et la diffusion rapide de hashtags à partir de comptes étrangers potentiellement liés à des réseaux activistes régionaux ou à des acteurs hybrides, dans des dynamiques de cyberactivisme et géopolitique numérique.

Mais, dans un pays où l’État ne dispose d’aucune stratégie structurée de veille et de riposte informationnelle comparable à Viginum en France, le terrain est ouvert aux campagnes d’ingérences numériques étrangères.

Lorsque les soldats du CAPSAT décident de soutenir les manifestants, la première bataille ne se joue pas dans la rue mais sur les réseaux sociaux. Des vidéos montrent les militaires marchant aux côtés de la foule. Ces images sont diffusées en direct, partagées en boucle et commentées massivement.

Madagascar : Des soldats rejoignent les manifestants (France24)

Avant même d’entreprendre une action militaire concrète, l’armée agit symboliquement dans l’espace numérique. Cette mise en scène publique a des effets politiques immédiats car elle fragilise l’autorité du président, donne confiance aux manifestants et fait basculer l’équilibre des forces dans l’imaginaire collectif.

Les images et les messages des militaires ne sont pas de simples témoignages. Ils transforment directement la situation politique. Dans cette perspective, l’armée ne se contente plus d’être une force armée traditionnelle ; elle devient aussi un acteur médiatique capable d’influencer l’opinion et les rapports de pouvoir à travers le numérique et le symbolique.

C’est cette hybridation entre action militaire et communication en ligne qui caractérise de nombreuses crises politiques contemporaines. Lors du coup d’État au Myanmar en 2021, les militaires ont diffusé en direct leurs prises de contrôle pour imposer une narration de légitimité ; pendant la révolution égyptienne de 2011, l’armée a utilisé Facebook et la télévision pour s’allier symboliquement au peuple ; au Soudan en 2019, des factions militaires ont relayé en ligne leurs positions politiques avant de mener toute action physique, contribuant à la recomposition des rapports de force internes.

La crise malgache agit comme un révélateur en ce sens qu’elle montre comment les réseaux sociaux ne sont pas de simples canaux de communication mais des infrastructures politiques capables d’organiser la contestation, de recomposer des alliances et d’affaiblir voire de défaire des pouvoirs établis.

La crise malgache ne peut donc se comprendre uniquement à travers les prismes politique ou économique. Elle illustre la façon dont, dans des contextes de fragilité institutionnelle, les réseaux sociaux deviennent des instruments puissants capables de remodeler les rapports de pouvoir entre État, société et acteurs hybrides.