Mort de Jean Pormanove : "Les plateformes numériques facilitent la monétisation de la souffrance"

Article repris du site Reporterre

La mort en direct du streameur Jean Pormanove doit pousser l’État à limiter les plateformes qui banalisent les violences et la masculinité, dénonce l’essayiste Yves Marry [un des animateurs du collectif Lève les yeux]. "Tout est permis dans cette jungle."

L’onde de choc a dépassé les frontières du livestreaming. Le 18 août, la mort de Jean Pormanove — de son vrai nom Raphaël Graven — a été filmé et diffusé en direct sur la plateforme Kick.

Influenceur français de 46 ans au demi-million d’abonnés, cet ancien militaire à la silhouette fluette a été humilié et frappé par deux autres streameurs pendant les près de 300 heures de live ininterrompu ayant précédé son décès.

Tentative d’étouffement avec un sac plastique, coups au visage, étranglement, décharges électriques avec un collier pour chien… Mediapart a fait le récit de ces douze jours de sévices, au cours desquels la victime a réclamé à plusieurs reprises d’appeler la police et l’hôpital. Réponse de ses tortionnaires « Nique ta mère, assieds-toi et ferme ta gueule. »

Si l’autopsie a écarté « l’intervention d’un tiers » dans la mort de Raphaël Graven, l’affaire a mis au grand jour la banalisation des violences en ligne. Produit d’une masculinité toxique, à laquelle adhèrent des "messieurs Tout-le-monde", celles-ci génèrent des milliards de vues… avec en filigrane une logique capitaliste — des enchères aux sévices étant organisées en direct.

Celles-ci génèrent des milliards de vues et sont parfois monétisées. Auteur du livre Numérique, on arrête tout et on réfléchit !l’essayiste Yves Marry dénonce auprès de Reporterre la faiblesse "hallucinante" du gouvernement face aux "dérives" de la technologie numérique.

Reporterre — Que vous a inspiré la mort de Raphaël Graven et la couverture médiatique qui s’en est suivie ?

Yves Marry — Cela a été pour moi un énième sentiment de désolation et de tristesse. Petit à petit, nous franchissons de nouveaux caps dans l’horreur et la barbarie induites par la dégénérescence de notre société numérique. Le traitement médiatique de cette affaire a pourtant minoré le rôle central d’internet dans ce décès. Et ce n’est pas la première fois.

Ce phénomène a déjà été observé lors de l’affaire des viols de Gisèle Pelicot [rendus possibles par un forum internet sur lequel Dominique Pelicot recrutait des hommes], mais aussi lors de l’assassinat du professeur Samuel Paty [le 16 octobre 2020 par des terroristes] ou plus récemment celui d’une surveillante de collège en Haute-Marne [tuée au couteau par un élève]. Les réseaux sociaux et les plateformes d’échange anonyme sont au cœur de la plupart des crimes ayant marqué ces dernières années. Cela me frappe que l’on n’en parle pas davantage.

Au-delà des deux streameurs accusés d’avoir violenté et humilié Raphaël Graven, il y a aussi ces milliers d’internautes ayant pris plaisir à regarder une personne souffrir. Comment expliquez-vous ce voyeurisme ?

Je ne prétends pas être philosophe ni expert de l’âme humaine, mais nous avons sans doute en nous des vices. Seulement, en théorie, tout l’intérêt de faire société est de se prémunir contre tous ces dérapages et toutes ces violences. C’est cela que la numérisation met en péril.

De par l’anonymat qu’elle offre, et en nous isolant derrière des écrans, elle nous fait complètement perdre le contact avec la réalité. Elle vient libérer et encourager certaines des pensées les plus sombres de notre âme. Elle contribue à faire sauter toutes nos barrières morales, et joue aussi sur notre capacité à ressentir de l’empathie. J’y vois une sorte de fuite en avant de l’ultralibéralisme dans sa version la plus extrême.

La ministre du Numérique, Clara Chappaz, avait été sollicitée par "Mediapart" dès le mois de décembre 2024 sur les sévices subis par cet influenceur. Deux mois plus tard, c’était au tour de la Ligue des droits de l’Homme de saisir l’Arcom, l’Autorité de régulation. Pourquoi rien n’a été fait pour empêcher cette mort ?

La faiblesse de l’Arcom et du gouvernement face à ces plateformes est hallucinante. Aucun des deux n’est capable de nous protéger davantage face à ces dérives, c’est inquiétant. Aujourd’hui, le mot d’ordre est simple : "Tout est permis dans cette jungle." Ce n’est qu’une fois les abus signalés que l’on envisage de restreindre ou de fermer un site. Résultat : le mal est déjà fait. On fait tout dans le désordre.

Quelles mesures pourraient être mises en place ?

Une mesure phare est l’instauration d’un âge légal d’accès au smartphone que l’on fixerait à 15 ou 16 ans. Ce premier pas est primordial.

Ensuite, il suffirait d’imaginer un nouveau système où toutes les plateformes de type réseaux sociaux auraient à obtenir une autorisation de l’Arcom avant d’entrer en fonctionnement. Dès lors, nous pourrions les obliger à respecter tel ou tel engagement. Limiter ainsi le champ des plateformes serait une révolution.

Ce qu’on laisse faire sur internet est délirant dès lors qu’on le compare au monde réel. Avec l’association Lève les yeux, nous côtoyons beaucoup d’enfants. Certains, d’à peine 10 ou 11 ans et notamment des filles, témoignent être contactés par des pervers sexuels adultes sur différentes plateformes. C’est monnaie courante. Jamais une société ne tolérerait une chose pareille dans la rue. Ce serait totalement inconcevable. Alors pourquoi ce laisser-faire sur internet ?

Le 17 août, "Libération" a d’ailleurs dévoilé l’essor d’une pratique terrifiante : la commande, par des hommes occidentaux, de viols d’enfants de pays en développement filmés en direct. Le numérique est-il devenu un outil pour exercer les violences sexistes, sexuelles et patriarcales avec un sentiment total d’impunité ?

Évidemment. Ce business en pleine extension est rendu possible par le numérique. Ce développement technologique et l’absence de barrières facilitent la monétisation de la souffrance. Une fois de plus, il serait inconcevable que des enchères sur des sévices infligés à une personne soient organisées dans la rue. Ce serait immédiatement dénoncé et pénalisé. Sur internet, en revanche, cette pratique se banalise et est acceptée. La mort de Jean Pormanove l’illustre parfaitement.

D’après vous, quels sont les freins à cette prise de conscience ?

La prise de conscience progresse. Dire le contraire serait faux. À chaque nouveau drame, à chaque nouvelle étape sur l’impact des écrans sur les enfants et la société, nous avançons. Mais au-delà des déclarations et de l’agitation politique, presque rien de concret n’est mis en œuvre.

Pourquoi ? Parce que les lobbies de l’industrie numérique s’appliquent à empêcher toute régulation en s’immisçant dans chaque instance, comme l’a récemment dévoilé Le Canard enchaîné. Ils financent la prévention. Ils financent la recherche. Ils financent même des associations et des experts de la protection de l’enfance… qui sont ensuite auditionnés lors de commissions d’enquête parlementaire, comme celle des répercussions ravageuses de TikTok sur les mineurs.

Tant que ces lobbies auront cette mainmise et que nous n’aurons pas d’exercice démocratique plus sain, avec une société civile et des chercheurs indépendants, on continuera à avoir une régulation ad hoc orchestrée par les Gafam [1] et l’industrie numérique. Et il ne se passera rien.

Note

[1] Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

Sources

Le numérique fait le lit de l’extrême droite

Internet et les réseaux envahis par l'IA ... et l'extrême droite

L'usage de TikTok par l'extrême droite et ses effets

Dans la course à l'extrême droitisation, la "submersion" du 1e ministre

"Quittons tous les réseaux sociaux !"

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