Appel pour la désmartphonisation de la société


Tribune collective publiée dans L’Humanité le Jeudi 18 mai 2023

Apparu il y a seulement une quinzaine d'années, le smartphone est devenu avec une incroyable rapidité un objet central de notre société. Il suffit d'observer nos contemporains, dans la rue, dans le métro, au restaurant, partout, pour se rendre compte de la place prépondérante qu'il occupe.

Selon les dernières statistiques de l'Insee, 77 % de la population française âgée de 15 ans et plus en possèdent un. Ce pourcentage atteint 92 % chez les 30-40 ans, et 94 % pour les 15-29 ans. Signalons que ces statistiques portent sur l'année 2021 et que le taux d'équipement étant en hausse constante, il est assurément encore plus élevé aujourd'hui. Signalons aussi qu'il concerne des enfants de plus en plus jeunes. Selon une étude
médiamétrie, ces derniers se voient offrir leur premier smartphone, en moyenne, avant l'âge de 10 ans. Là encore, ces statistiques datent de 2020 et tout porte à croire que cet âge moyen a encore baissé.

Est-ce que chaque humain sera, d'ici quelques années, systématiquement relié au "grand tout" via un smartphone ?

Nous sommes un certain nombre à ne pas le souhaiter et à vivre sans smartphone, pour de multiples raisons. Ce petit objet est un concentré de pollutions industrielles. Il contient une cinquantaine de métaux différents quasiment impossibles à recycler dont l’extraction crée des situations dramatiques aux quatre coins du monde. Dans les usines de smartphones chinoises, ouvriers et ouvrières sont soumis aux conditions d’exploitation les plus extrêmes quand ils ne font pas l’objet de travail forcé, comme les Ouïgours. Nous pensons qu'à l'heure où l'on nous annonce des coupures d'électricité pour l'hiver, l'énergie disponible ne doit pas être accaparée par cet appareillage, ainsi que par la gigantesque infrastructure nécessaire à son fonctionnement (antennes-relais, serveurs…). Nous affirmons que les ondes électromagnétiques liées à cette technologie posent de sérieuses questions de santé publique.

Nous refusons d'être sollicités et pistés en permanence par des sociétés privées, et que celles-ci s'emparent de l'un de nos biens les plus précieux : notre attention. Nous constatons à quel point ce qui est appelé "outil de communication" altère en réalité nos relations sociales.

Le smartphone est si addictif qu’il a démultiplié les tensions et les conflits dans les foyers. C’est le pire ennemi des parents qui doivent se démener pour soustraire leurs enfants à ses mondes parallèles et marchands.

Nous avons aussi découvert à travers la mise en place du "passe sanitaire" l'utilisation qui pouvait être faite de cet objet, à savoir gérer, de manière individualisée, le moindre de nos déplacements en nous délivrant, ou non, l'autorisation de pénétrer dans tel ou tel lieu. Le problème n'est pas ici de savoir si ce dispositif a permis de limiter la propagation du virus. Ce
que nous retenons, c'est que le smartphone s'est révélé être une interface entre l'humain et l'administration centrale, offrant à cette dernière un pouvoir inédit de surveillance et de contrôle.

L'industrie et le gouvernement multiplient les décisions rendant cet objet de plus en plus indispensable : disparition des cabines téléphoniques, des guichets "humains" et même des bornes automatiques dans les gares, envoi de codes pour réaliser un paiement en ligne, QR codes à scanner dans les musées ou les restaurants, administrations de plus en plus
déshumanisées ("dématérialisées", selon le langage consacré…), etc. Au point de pousser la Défenseure des droits à lancer ce cri du coeur : "Il n'est pas possible d'imposer à tout le monde d'avoir un smartphone !"

Nous exigeons donc de l'État qu'il rétablisse les alternatives au smartphone pour permettre à chaque citoyen d'accéder à ses droits et aux biens communs sans y avoir recours. Nous revendiquons le droit de vivre pleinement dans cette société sans pour autant être équipé de
cette prothèse incroyablement envahissante.

Parallèlement – et sans ignorer les contraintes, notamment professionnelles, qui peuvent s'imposer à certain·es – nous appelons celles et ceux qui le peuvent encore à abandonner au plus vite leur smartphone.

"On croit fabriquer des automobiles, on fabrique une société", prévenait le philosophe Bernard Charbonneau en 1967. Aujourd'hui plongés dans le modèle du "tout-bagnole", et alors que nous en connaissons les ravages écologiques, nous constatons l'extrême difficulté que nous avons à en sortir. En quinze ans, le smartphone ne nous a rendus ni plus heureux, ni
plus libres. Il a simplement augmenté notre dépendance à des chaînes de production insoutenables et démultiplié les profits de l’industrie du numérique. Un bilan aussi désastreux appelle une réponse collective. C’est pourquoi nous appelons à démanteler tant qu’il est encore temps la société du smartphone.

Signataires :

Autres sources

François Jarrige, Fabien Lebrun, Yves Marry, Sabine Duflo, Nicolas Bérard, ont aussi signé l'appel : "L’Éducation nationale renforce la dépendance au numérique"

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