Le site Médiapart nous informe que, depuis janvier, la Caisse nationale d’assurance maladie a mis en œuvre un nouveau dispositif pour filtrer les appels des assurés et écourter automatiquement la communication. En Belgique, le collectif d'universitaires "Carta Academica" relève que les numéros de téléphone et les adresses mail ont disparu des sites et des correspondances, et que les administrations - publiques comme privées - utilisent systématiquement des robots répondeurs sur leurs sites comme lors d'appels téléphoniques.
Allons-nous vers la "société du zéro service", comme le diagnostique nos ami.es belges ?
EXTRAITS
Au téléphone, la Sécu ne répond plus
Il est désormais possible de se faire raccrocher au nez par l’Assurance maladie. Et parfois avant même d’avoir pu prononcer le moindre mot. Pas la peine d’insister, car toute personne qui réitérerait cet appel dans un intervalle inférieur à dix minutes subirait le même sort, immédiatement.
En effet, la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) a décidé de filtrer les assuré·es qui composent le 3646, pour les basculer sur le site Ameli qui devrait piloter les démarches pouvant être réalisées en ligne. La Cnam a déployé un "orchestrateur" qui détecte le motif des appels et renvoie vers le site internet.
Le 12 janvier, une circulaire a été adressée à l’ensemble des agents pour la "mise en œuvre de la prise en charge différenciée des appels au 3646 selon le motif d’appel et la situation de l’appelant au regard du compte Ameli".
La Caisse nationale d’assurance maladie assure que sa volonté est de permettre "le libre choix par l’assuré de son mode de contact, téléphone, compte Ameli sur ordinateur ou sur smartphone, accueil physique, voie postale, rendez-vous téléphonique".
Elle ajoute que les assuré·es disposant d’un compte Ameli auquel ils se sont connectés depuis moins de six mois (33 % des appels présentés sur le 3646), "appelant uniquement pour une liste restreinte de motifs simples", vont être destinataires d’un message vocal les incitant à se rendre sur leur compte, sans mise en relation avec un·e téléconseiller·e.
Elle précise aussi qu’un troisième appel consécutif à deux raccrochés est automatiquement suivi d’une mise en relation avec un·e conseiller·e, prise en charge de façon prioritaire.
Nous ne pouvons que vous conseiller d'utiliser cette arme si vous voulez des rapports humains : renouvellez votre appel consécutivement non pas une mais deux fois !
La Cnam affirme qu'elle subit un surcroît d’activité depuis 2020 difficilement absorbable par ses salarié.es (le Covid - et la fin de la surtaxe du numéro - auraient provoqué une hausse des appels de près de 60 %).
Marie*, téléconseillère à la Cnam, se dit submergée par les demandes diverses et la somme des cas à gérer, que ce soit les étudiant·es étranger·es, les réfugié·es d’Ukraine, les demandes d’aide médicale d’État, en plus du reste. Elle est partagée : "il y a des avantages pour celles et ceux qui sont les plus autonomes, qui peuvent avoir la main sur leur dossier. Mais ce sera plus compliqué pour des profils qui ont besoin d’aide ou de contact."
Elle plaide pour "une adaptation du système si l’on veut qu’il tienne à long terme". Elle constate la souffrance des assuré·es les plus démuni·es : "C’est certain qu’il y a une perte de qualité de service et d’autonomie et paradoxalement aussi bien pour les assurés que pour les téléconseillers."
Pour un syndicaliste FO, "La Cnam poursuit son entreprise de destruction du service public, rendant l’accès aux droits de plus en plus compliqué". Il dénonce "le manque d’accessibilité aux services de l’assurance-maladie du fait de la fermeture des accueils et du sacro-saint tout numérique".
Le secrétaire d'une section SUD insiste sur le caractère dissuasif du dispositif et y voit une destruction "méthodique de la mission de service public de la Cnam". Il signale que, par ailleurs, un chatbot empêche l’envoi de mails. "Tout est fait pour qu’on n’ait plus d’accès à des personnes, y compris pour des situations très spécifiques."
La déshumanisation redoutée
Cette directive intervient dans un contexte où les fermetures d’accueils de centres de Sécurité sociale, au profit des maisons France services, se multiplient. Pour les syndicalistes, il est évident que ces décisions découlent de la volonté de réduire le personnel.
La Défenseure des droits avait dénoncé dans un rapport de février 2022 les inégalités d'accès aux droits engendrées par la dématérialisation des procédures administratives. Anne-Charlotte Oriol, sociologue et membre de l’association Le Mouton numérique (qui a organisé au printemps 2023 une série de débats sur "dématérialiser pour mieux régner") précise que "Les outils technologiques qui sont mis en place répondent à des logiques très politiques, en l’occurrence faire des économies en réduisant les équipes. Numériser est vu comme un moyen d’y parvenir, mais c’est un mythe. Car les personnes qui sollicitent de l’aide dans les organismes comme Pôle emploi, la CAF ou la Cnam, dans les collectivités locales ou des associations, ne butent souvent pas sur un point technique, mais sur des questions complexes d’accès aux droits ou de situation."
Elle précise que "souvent, les équipes techniques qui travaillent sur ces questions-là sont des personnes très diplômées, jeunes, blanches, privilégiées, qui n’ont jamais été au RSA et n’ont pas de problème d’affection de longue durée. Ils ne sont pas forcément les mieux à même de concevoir des outils destinés à une pluralité de personnes."
La Défenseure des droits a aussi produit en février 2023 (après un premier en septembre 2016) un rapport sur l’accueil téléphonique de 4 services publics (Caisse d'Allocations Familiales, Pôle Emploi, Assurance Maladie et Assurance retraite).
Ses conclusions : "L’étude met en évidence un nombre important d’appels non aboutis : tous organismes confondus, 40,3 % des appels au total n’ont pas permis d’entrer en contact avec un écoutant. Les appels non aboutis se concentrent, pour les 4 plateformes, majoritairement sur les horaires du matin entre 10h à 13h. L’Assurance maladie et la Caf sont les services les plus difficilement joignables, avec respectivement 71,9 % et 53,7 % d’appels non aboutis. Concernant la Caf ... le répondeur annonçait fréquemment la fermeture du service au bout de plusieurs minutes d’attente. Pôle emploi semble avoir progressé par rapport à 2016 puisque la plateforme affiche les meilleurs résultats : 72 % d’appels aboutis, dont 78 % dès la première tentative. Le délai d’attente moyen avant la mise en lien avec un interlocuteur est de plus de 9 minutes."
De fait, cette politique n’est pas neutre, elle a des conséquences pour celles et ceux qui ont des difficultés avec la langue, une aisance délicate avec l’outil informatique ou des situations dites complexes (les artistes-auteurs, les personnes à employeurs multiples, etc.), liste une syndicaliste de SUD. Même les "jeunes ne sont pas forcément à l’aise. Ce n’est pas parce qu’on maîtrise TikTok qu’on comprend le fonctionnement de la plateforme de la Cnam. C’est comme ça qu’on crée du non-recours aux droits" (massif désormais comme le montre un avis de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme).
NOTA : la stratégie de fermeture des moyens de communication et d'accueil utilisée par la Cnam est aussi déployée dans l'ensemble des "services publics à la française" (ceux encore contrôlés par l'Etat). A la CAF, à l'ex Pôle Emploi (devenu France Travail)... Nous avons reçu lors de débats deux auteur.trices qui l'ont bien montré dans leurs ouvrages, Gilles Jeannot et Clara Deville (voir présentation des débats ci-dessous) :
Ce que la numérisation fait au service public et à ses usagers : débat organisé en mai 2022 avec Gilles Jeannot, auteur du livre "La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public", et avec Valérie Pras, du collectif Changer de cap, qui conteste l'adoption par la CAF d'un système utilisant l'"intelligence artificielle" pour le suivi des allocataires. Ce stystème utilise le scoring pour déterminer ceux qui doivent être contrôlés, "fraudeurs" supposés
Enjeux sociaux et environnementaux du développement du numérique : débat organisé en septembre 2023 avec Clara Deville, autrice du livre "L'Etat social à distance, dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales". Présentation plus complète du livre
Mais elle touche aussi d'autres acteurs, privés et/ou issus du service public, par exemple La Banque Postale, dont les produits bancaires et d'épargne sont particulièrement prisés par les classes populaires.
En Belgique aussi
Je téléphone à la banque ING pour savoir si ma sœur, domiciliée en Australie, peut ouvrir un compte en Belgique. Après l’inévitable "le temps d’attente est exceptionnellement long aujourd’hui", je suis invité à aller sur le site internet où se trouve la solution à mon problème. Elle ne s’y trouve évidemment pas. Je téléphone. Un robot me dit : "décrivez votre problème". Je dis : "je veux ouvrir un compte chez ING". Le robot me dit qu’il a compris et il me demande ... mon numéro de client. J’en reste bouche bée. Demander à un futur client son numéro de client relève du surréalisme. J’attends, espérant qu’un humain finira par venir à ma rescousse. Mais c’est le robot qui revient : "le numéro de client que vous avez encodé n’est pas correct". Je n’ai rien encodé. Le robot répète la même chose...
Depuis une quinzaine d’années, l’objectif de réduction des coûts à outrance a éliminé l’être humain de la communication.
N’est-il pas étrange qu’aujourd’hui un robot demande à un humain de prouver qu’il n’est pas un robot en cliquant sur des images ?
Les numéros de téléphone et les adresses mail ont disparu des sites internet. Si par chance vous trouvez le numéro de téléphone d’un magasin, vous tombez sur une opératrice au Maroc ou en Tunisie qui ne pourra pas vous dire si le livre que vous voulez acheter est de stock.
Dans le même temps, votre boite est inondée de mails qui vous sont envoyés par noreply. Je vous écris, mais vous n’avez pas le droit de me répondre. Cette pratique s’est imposée de manière tellement insidieuse que nous nous sommes habitués à l’idée que le consommateur ou le citoyen n’a plus le droit que de se taire.
Il est étonnant que les services publics indispensables que sont les banques, les opérateurs de téléphone, les mutualités, les assurances, la poste, les chemins de fer et autres soient autorisés à utiliser des méthodes d’une telle violence sans qu’aucune autorité ne légifère pour l’empêcher.
Le développement de cette société de la communication à sens unique s’est accompagné d’un discours perfide, "pour mieux vous servir" ou "zéro papier", à visée écologique... Les quatre plus grandes banques belges ont fermé environ 60% de leurs agences en 12 ans, ferment leurs distributeurs de billets (diminution de plus de 50 % du nombre de distributeurs). Le gouvernement fédéral n’a pas voulu imposer à ces banques un cadre réglementaire sur l’accès aux distributeurs, préférant signer un protocole non contraignant, que ces banques se sont empressées de ne pas respecter.
La dégradation des services publics privatisés
Les banques, les assurances, les chemins de fer, la poste, pour ne citer que ceux-là, sont des services publics universels. Le privé n’a pas vocation à gérer des services publics universels. Il n’offre des services qu’à celles et ceux qui en ont les moyens. La privatisation a entrainé une dégradation progressive de la notion même de service, l’objectif premier étant la réduction des coûts en vue d’un accroissement des bénéfices.
Cette disparition de l’humain et des services engendre un stress considérable dans la vie quotidienne, dans toutes les catégories de la population. Abordez le sujet et les passions se déchainent, les frustrations se révèlent. Mais, pour les 46% de la population entre 16 et 74 ans qui ont des difficultés avec le numérique, pour ceux qui ne maitrisent pas les démarches administratives ou la langue, cette disparition a souvent de lourdes conséquences : l’emploi qui leur échappe ; l’assurance qui n’est pas renouvelée ; la facture envoyée par mail qui n’est pas payée ; la menace d’expulsion qui n’est pas contestée dans les délais.
On ne compte plus les personnes pour qui l’absence de services, qui étaient auparavant fournis par des êtres humains, signifie le début d’une lente descente aux enfers. Les études du think tank InES et de la Fondation Roi Baudouin sur la numérisation des services et les inégalités sont éclairantes sur le sujet.
L’État doit intervenir
La dégradation progressive des services, publics et privés, s’est accompagnée d’un discours visant à faire croire que ce sont les citoyens qui le demandent : "les gens ne veulent plus de billets de banque… Ils veulent payer avec leur smartphone… Ils veulent faire leurs achats le dimanche, et être livrés le jour même".
Le profil adopté pour "les gens" correspond à cette minorité qui est parfaitement adaptée à l’offre numérique. Point ne leur est besoin de parler à un humain puisque l’offre a été conçue pour eux. En dehors de cette minorité, la population souffre. Il suffit d’aborder le sujet pour que votre interlocuteur se lance dans une litanie de cas auxquels il a été confronté et qui ont déclenché sa colère.
Le sentiment d’impuissance domine. La disparition des services et de l’humain est perçue comme une fatalité, inhérente au système capitaliste, qui pousse chacun d’entre nous à se trouver seul face à la machine, qu’elle soit administrative ou commerciale.
Mais où donc est l’État ? Son rôle est de veiller à ce que les services auxquels chaque citoyen est obligé d’avoir recours fonctionnent, que ce soient les banques, les administrations, les mutuelles, les hôpitaux. N'est-il pas temps que l’État interdise la pratique du noreply ? Qu’il n’accorde de licences d’exploitation aux fournisseurs de services que si ceux-ci respectent des conditions visant à ce que le citoyen ne soit plus écrasé par la machine numérico-administrative qui ne communique que dans un sens ?
Le collectif Carta academica réunit 413 universitaires de toute la Belgique qui veulent "prendre position dans les débats qui animent notre société", face aux logiques financières qui jugent toute idée novatrice à la seule aune de sa valeur marchande, à un espace médiatique occupé par un discours qui répand la peur et le rejet de celles et ceux qui sont différent.e.s.
Autres sources
Nous voulons des guichets... : manifestation en octobre 2023 à Bruxelles pour revendiquer le retour de guichets, et pour s'opposer à la déshumanisation, au déploiement de systèmes à base d'IA dans les services publics, aux discriminations par le numérique vis à vis des plus pauvres et/ou des plus isolé.es
CAF : Lettre ouverte à G. Attal : lettre ouverte adressée en février 2024 au 1e ministre par 31 associations de défense des droits sociaux pour interdire les algorithmes de notation et les suspensions automatiques de droits
Numérisation massive, des impacts sociaux impensés : en mars 2024, intervention du collectif Halte au contrôle numérique à l'école des mines, cénacle du numérique à Saint Etienne, pour amener ses membres (étudiant.es, enseignant.es et leurs divers relais) à une réflexion sur ses implications sociales
Convention "épisode 2" pour un statut d’objecteur·trice du numérique : après un épisode 1 en septembre 2023 qui a permis de réfléchir sur les conséquences de la numérisation de nos vies, l'épisode 2 le 6 avril 2024, doit permettre d'élaborer des stratégies pour garantir des droits opposables. Le 5 avril, débat organisé avec Erick Mascart qui nous présentera les actions du collectif bruxellois "Comité humain du numérique"
3 réponses sur « Des services publics qui ne répondent plus »
[…] Des services publics qui ne répondent plus […]
[…] Des services publics qui ne répondent plus […]
[…] vie privée. C'est maintenant l'accueil qui est visé par cette numérisation : utilisation de robots téléphoniques, remplacement des guichets humains par des bornes […]