Elise Degrave : "Il faut politiser le numérique pour éviter le crash"

Couverture du livre d'Élise Degrave

Elise Degrave est professeure et chercheuse spécialisée en droit du numérique à l'Université de Namur, autrice du livre L’Etat 
numérique et les droits humains
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Elle est en lien avec la campagne belge L'humain d'abord (dont nous avons invité l'un des animateurs, Daniel Flinker, à nos rencontres Numérisation des services publics : stop à la déshumanisation !), ainsi qu'avec le collectif bruxellois qui a rédigé le "Code du numérique" (dont nous invitions l'un des membres, Erick Mascart, en avril 2024, à notre convention 2).

Ci-dessous extraits croisés d'une interview par le quotidien belge Le Soir de Bruxelles en décembre, et d'un entretien avec le journal La Brèche (n°9, août 2024), avec quelques compléments.

La numérisation avance comme une évidence, avec un côté culpabilisant pour ceux qui n’adhèrent pas, constate Élise Degrave.

Des mesures différentes, plus stigmatisantes et moins nuancées en France, pour une réalité statistique identique : près de la moitié de la population est en difficulté face à ce numérique imposé.

Selon l'INSEE, l’illectronisme affecte 61,9 % des 75 ans ou plus et 24,2 % des 60-74 ans. "36 % des retraités sont en situation d’illectronisme : 53 % des anciens ouvriers, 51 % des anciens agriculteurs, commerçants et artisans, mais 23 % des retraités ayant occupé une profession intermédiaire et 10 % des anciens cadres". Ce qui concentrerait le problème sur les plus vieux et les moins dotés en niveau de formation.

Constat qu'infirme en partie le Baromètre de l'Inclusion numérique belge, qui relève par exemple que les "digital native" (jeunes nés avec une souris en main, qui tapotent intuitivement sur un clavier), n’ont pour beaucoup que des connaissances très partielles du fonctionnement des outils numériques. Les 16-24 ans savent publier une story Instagram, mais peuvent avoir des difficultés à mettre un CV en ligne. Et pour de plus en plus de jobs, il faut postuler en ligne.

Au delà, la prudence de la formulation belge permet de prendre en compte tous les états intermédiaires d'une maîtrise partielle, mais souvent difficile, des procédures administratives complexes.

Elive Degrave précise que les personnes fragiles sont les plus dépendantes du numérique et, paradoxalement, les moins bien outillées. Ne pas arriver au bout de la démarche en ligne peut compromettre l’accès à une allocation dont dépend sa survie. »

Dans son dernier livre, elle veut permettre aux gens, mais aussi aux responsables politiques, de "se poser les bonnes questions avant d’imposer des algorithmes à la place d’humains dans les guichets". Il faut en finir avec la "culture du circulez, y a rien à voir" quand on cherche à comprendre ces outils. Pour elle, le numérique est politique. Comment faciliter réellement la vie des citoyens ?

Pour elle, le numérique avance à marche forcée. On devrait se poser certaines questions. Pourquoi numériser ? Le grand argument répété est l’économie, mais ce que j’observe dans mes recherches, c’est que ça coûte très cher. L’écologie, ce n’est pas vrai non plus car c'est très énergivore.

Elle n’oublie pas les problématiques liées à la protection des données personnelles : en ligne, on nous demande toujours plus d’infos. Pour un simple renseignement pour l’allocation chômage en Belgique, on va vous demander votre identifiant, ce qui n’est pas le cas au guichet. Un grand danger est la tentation de réutilisation des données.

Dans les coulisses de l’Etat numérique se situent les bases de données, très opaques. On y enregistre des informations sur nous depuis notre naissance jusqu’à notre mort. On n’a pas le choix, c’est un devoir. Ces informations vont circuler entre administrations. Cela peut être très utile (pour l'octroi automatique des allocations familiales par exemple, ou lorsque notre déclaration fiscale est préremplie). Mais il y a aussi des éléments plus étranges. Exemple : lorsqu’un inspecteur fiscal ou social nous contrôle parce qu'un algorithme a considéré que vous étiez un profil à risques.

Ces boîtes noires évoquent davantage Kafka que Big Brother. Dans mes recherches, je suis partie de cas très concrets où l’on m’a, par exemple, refusé d’avoir une copie de certains de ces algorithmes sur lesquels on tombe souvent par hasard. Or, ces algorithmes sont des instructions utilisées par l’Etat pour prendre des décisions parfois cruciales pour notre quotidien. Décider dans quelle école secondaire ira notre enfant, cibler des personnes à contrôler, déterminer qui a droit à une allocation… 

En réalité, ces algorithmes ont le même effet qu'une loi. Ce sont des choix techniques qui impactent la société dans son ensemble.

Le numérique s’impose dans notre quotidien avec l’argument du "c’est plus pratique" mais génère en parallèle de nombreuses dérives. Une partie de la population se retrouve en difficulté pour accéder à certains services. Insidieusement, on met la charge de travail sur le citoyen. Il doit se débrouiller avec des procédures parfois compliquées. Avec la numérisation on fait basculer la procédure en ligne, mais ce n’est pas pour ça qu’on la repense en fonction du citoyen qui n’est pas formé. Le tout sur des sites aux fonctionnements très différents, demandant des mises à jour. Cela crée du stress. Il faut aussi avoir accès à du matériel, une connexion.

Il faudrait remettre le citoyen au centre de la procédure, analyse Élise Degrave. Pour elle, les outils numériques doivent s'adapter aux citoyens, et non l'inverse.

Je ne suis pas contre le numérique mais contre le tout numérique. Tout un tas de situations n’entrent pas dans une case. Pour des démarches subtiles, on doit leur donner une alternative. Il existe le droit à la déconnexion du travailleur, je plaide pour un droit à la déconnexion du citoyen. Le droit au contact humain doit devenir un nouveau droit fondamental.

Il y a une notion de discrimination indirecte : la numérisation paraît neutre, mais une partie de la population est affectée. En partant de cette violation des droits humains, je plaide pour que l’on intègre dans notre constitution le droit de ne pas utiliser Internet.

Les politiciens, de gauche comme de droite, ne jurent que par le numérique pour développer les aspects financiers, sécuritaires ou écologiques. Il faut déconstruire des mythes. On fait passer ça pour une simple modernisation, comme si on changeait une imprimante… Le numérique engendre pourtant des conséquences sur des droits humains.

Notamment, il crée des discriminations et de l'exclusion sociale, il empêche des personnes d'accéder à des droits comme ceux qui protègent contre le chômage quand ils ne parviennent pas à faire la demande en ligne ou que l'outil ne fonctionne pas. On bafoue aussi l'inclusion des personnes handicapées, on porte atteinte à la transparence administrative...

Quand on touche à ces droits fondamentaux, il faut une loi, adoptée après un débat démocratique et public. C’est le principe de légalité, lui aussi bafoué. C’est pourtant une question de sécurité juridique. La loi doit indiquer clairement les choix qui ont été opérés. Est-ce que, par exemple, les recours sont possibles en cas de bug ? Pour faire cette loi, il faut éclairer le législateur avec une analyse d'impact.

Mais, dans certains cas, il ne s'agit pas d'énoncer un droit nouveau, plus de préciser l'ancien en fonction d'un nouveau contexte d'application : par exemple si on est empêché d’accéder à un lieu parce qu’on n’a pas de smartphone, cela touche au droit d’aller et venir. On peut aussi tirer quelque chose de la liberté d’expression. Imposer de s’exprimer par Internet pourrait être considéré comme une atteinte à la liberté d’expression. Le droit à l’égalité et à la protection de la vie privée sur Internet n’est pas assuré car il n’y a pas assez de transparence des données.

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