L’atelier s’est déroulé en 2 temps :
Le matin – avec l’apport et l’expérience d’associations et de professionnels travaillant auprès des exilé.e.s – a porté sur la situation des exilé.e.s en France et notamment à St-Etienne. La question de la dématérialisation et de ses conséquences a été tout particulièrement évoquée.
L’après-midi a été centrée sur l’étude de textes portant sur les projets de loi français et européen sur l’immigration et les dispositions numériques qu’ils contiennent.
Nous avons ensuite tenté de faire des propositions d’actions.
Constats
1) Sur la dématérialisation
La dématérialisation sans alternative des démarches par la préfecture de la Loire a eu pour effet de rendre l’impossibilité pour de nombreux exilé.e.s d’accéder aux guichets et de pouvoir déposer des dossiers de régularisation ou d’obtenir des titres de séjour.
Un recours contentieux contre cette dématérialisation a été effectué par le Secours Catholique, la LDH et la CIMADE en 2021. Il a abouti en décembre 2022 à une décision du Conseil d’État confirmant l’illégalité du tout numérique. La Préfecture a alors été mise en demeure de mettre en place une alternative. Cependant, un an après, les associations déplorent que la solution mise en place par la Préfecture ne règle rien sur le fond (voir le communiqué commun Gisti, La Cimade, Ligue des droits de l’Homme, Secours Catholique, Syndicat des Avocats de France, "Dématérialisation pour les demandes de titre de séjour : les pouvoirs publics font l’autruche", 27 juin 2023). La CIMADE a ainsi enregistré que sur 21 dossiers déposés en un mois, deux seulement ont abouti à un rendez-vous.
Nous relevons de plus que le site de l’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF) a de nombreux dysfonctionnements et que les points numériques mis en place par la Préfecture sont le plus souvent animés par des personnes embauchés sur des contrats courts et précaires (par exemple en service civique), mal voire non formées. Dans la Loire, le Pôle numérique s’est récemment vu doté de plus de salariés (5 actuellement), compétents techniquement mais qui restent sous-traitants aux ordres de la Préfecture.
Plus généralement, la dématérialisation des procédures se traduit en pratique par un transfert des missions de l’État vers les usagers dans la mesure où c’est désormais à eux qu’il revient réaliser des démarches qui étaient auparavant assurées par des agents administratifs. Il s’agit d’un transfert à la fois :
- en termes matériels et financiers : il revient aux usagers de se doter de moyens techniques (terminal électronique, connexion internet), ce qui représente un coût financier. Celui-ci est d’autant plus significatif que la dématérialisation, loin de réduire les frais à la charge des usagers (demandes de visas, timbres fiscaux, etc.), les a accrus. Ainsi la certification électronique des photos exigées pour la constitution des dossiers est venue s’ajouter aux autres frais.
- en termes de compétences : les personnes requérantes, en l’occurrence les exilé.e.s, doivent également acquérir les compétences pour mener à bien ces démarches (pour, par exemple, identifier sans erreur la bonne demande à faire, la case exacte à cocher, etc.), sans l’appui d’un agent comme cela est possible à un guichet.
Cela se traduit par une dégradation de l’accès aux prestations sociales et aux droits. La dématérialisation accroît en effet la mise à distance de personnes particulièrement vulnérables (et qu’un ensemble de politiques éloignent de fait déjà des institutions publiques) et elle accentue le risque de mauvaise conduite voire d’abandon de démarches. Nous constatons ainsi régulièrement que l’envoi dématérialisé (par courriel) des documents conduit à une perte d’information, que les exilé.e.s aient des difficultés d’accès à internet ou passent à côté d’un envoi (un courriel peut être noyé au milieu d’autres courriels voire de spams).
Ce mode de communication a également des effets individualisants : chaque personne, supposément actrice de son parcours, reçoit les documents sur un terminal auquel elle seule a accès. Cela a pour conséquence de compliquer la tâche des aidants. Pour illustrer : le délai de recours pour contester une décision démarrant à la réception du document la notifiant, la simple ouverture, même par mégarde, d’un courriel informant d’une décision déclenche le démarrage du délai, alors que l’envoi par papier permettait de différer le retrait du document de notification de façon à y accéder au moment où des aidants pouvaient être sollicités.
2) Sur les textes français et européens en préparation
De manière générale, la loi "Pour contrôler et améliorer l’intégration" (dite Loi Darmanin) qui devrait être votée au printemps 2024 représente un grave danger pour les droits fondamentaux des étrangers : instrumentalisation du droit au séjour, réduction des protections contre l’éloignement au nom de l’ordre public, réduction du rôle des juges au nom de l’efficacité de l’action de l’État, absence de protection pour les étrangers les plus vulnérables, etc.
Les textes européens suivent des principes similaires. Ainsi, la proposition de "Pacte sur la migration et l’asile", qui a été présentée par la Commission européenne en septembre 2020 et est depuis discutée au sein des institutions européennes, vise à mettre en place "un système permettant à la fois de maîtriser et de normaliser la migration à long terme, tout en étant pleinement ancré dans les valeurs européennes et le droit international". Fondée sur le postulat que l’Union européenne (UE) est menacée par la pression migratoire, ce texte ne propose rien de nouveau, il s’inscrit au contraire dans la continuité des politiques antérieures.
Parmi les mesures proposées, il privilégie, en premier lieu, la dissuasion en amont des arrivées irrégulières de personnes étrangères en Europe, puis la mise en place de procédures renforcées de contrôle et de tri aux frontières en vue d’en expulser le plus grand nombre, et, enfin, la répartition autoritaire de celles qui seraient reconnues comme éligibles à l’asile au sein des États membres volontaires, les autres pouvant s’affranchir de cette obligation à travers un mécanisme complexe de compensation financière. L’UE a donc préféré engager de très gros budgets pour fermer les frontières et mettre des murs aux portes de toute l’Europe plutôt que d’accueillir dignement les migrant.e.s.
Loin de garantir le "programme équilibré et humain" que promet la Commission européenne, le Pacte intensifie la logique du tri, de l’enfermement et de l’exclusion. Ce projet de pacte traduit l’obstination de l’UE à faire prévaloir la protection de ses frontières sur la protection des exilé⋅es, au mépris de leurs droits fondamentaux.
Nous relevons, plus directement en lien avec l’objet de cette rencontre, que les dispositifs numériques sont intensément utilisés pour contrôler les frontières et les exilé.es dans les camps (voir articles : "Data et nouvelles technologies, la face cachée du contrôle des mobilités" dans Migreurop n°12, décembre 2020 et "Face aux migrant·es, l’UE (et la France) systématisent l’IA", Halte au contrôle numérique, novembre 2022). Nous faisons de ce point de vue le constat que les exilé.es servent de "cobayes" pour tester des dispositifs de reconnaissance faciale, de police prédictive, etc. destinés à être étendus à toute la population.
Le projet de règlement sur l’intelligence artificielle (IA) actuellement discuté dans les institutions européennes est notamment source de préoccupations. Un communiqué (en anglais et en français) signé par 165 organisations et des personnalités appelle à modifier ce texte afin, d’une part, d’inclure dans la liste des utilisations interdites de l’IA les systèmes d’analyse prédictive visant à interdire ou empêcher les migrations ainsi que les profilages de personnes supposément à risque via des évaluations automatisées et les catégorisations biométriques par des systèmes de reconnaissance des émotions, et, d’autre part, d’encadrer de façon plus forte l’usage d’autres systèmes d’identification biométrique et le recours à l’analyse prédictive pour contrôler les frontières.
Le communiqué appelle à une application systématique de cette réglementation (pour l’heure certains dispositifs d’IA, déjà utilisés pour le traitement de base de données européennes, sont écartés de l’encadrement prévu dans le règlement) et à la mise en place de mesures de transparence pour permettre un contrôle effectif de ces systèmes. Une campagne visant à alerter l’opinion publique sur les dangers du recours à l’intelligence artificielle en matière de migrations est actuellement en cours.
Revendications
1. Droit à une communication systématique par écrit
Les Préfectures et autres administrations publiques doivent garantir la possibilité d’envoyer comme de recevoir de façon systématique des réponses écrites / imprimées pour les décisions ou convocations.
2. Droit au contact : pour une réouverture effective de guichets
Une politique de réouverture de guichets, dans les Préfectures et les administrations publiques, doit être engagée. Le personnel doit être constitué de personnes formées et en nombre suffisant pour recevoir les personnes exilées.
3. Permettre un accès effectif aux droits
Le manque de moyens financiers ne doit pas être un obstacle à l’accès aux droits. Il faut donc réduire drastiquement le coût des démarches et des pièces à transmettre.
4. Interdire l’utilisation des technologies numériques à des fins de contrôle des migrations
Les revendications exprimées par le communiqué cité plus haut sont légitimes et doivent être appuyées.
5. Pour une politique migratoire d’accueil et non de surveillance
La course à l’armement numérique doit être stoppée. Les fonds publics trouveront un meilleur usage s’ils sont alloués non à la surveillance mais à la protection et à l’accueil des personnes exilées.
Actions
1. Utiliser plus systématiquement les procédures juridiques
Il convient de mobiliser de façon systématique les procédures d’urgence telles que, par exemple, le référé liberté, le recours auprès du défenseur des droits et du médiateur pour faire appliquer le droit existant. Si leur efficacité ne doit pas être surévaluée, elles sont aussi des outils pour faire connaître les situations que vivent les exilé.e.s.
2. Être plus en lien avec les organisations de migrant.e.s ou avec d’autres structures les accompagnant
Mieux défendre les personnes migrant.e.s suppose d’élargir les coalitions des structures les appuyant, en renforçant les liens avec, en premier lieu, les organisations qui les rassemblent, telles les associations communautaires. Se rapprocher des lieux de culte serait également une piste.
3. Faire davantage connaître au grand public les situations vécues par les exilé.e.s
Donner à voir que vivent les exilé.e.s aiderait à faire avancer les revendications les concernant. Il semble néanmoins souhaitable de montrer qu’il ne s’agit pas de problématiques propres aux réfugiés. Les entraves auxquelles sont confronté.e.s les exilé.e.s sont pour partie communes avec les difficultés que rencontrent les Français.es (par exemple en termes d’accès aux services publics) et les pratiques spécifiques dont elles font l’objet (en matière notamment de fichage et de contrôle) ne font que préfigurer des dispositifs destinés à être étendus à l’ensemble de la population. Ce combat doit donc rallier au-delà du cercle des seules personnes déjà sensibilisées au sort des exilé.e.s.
4. Appuyer les mobilisations européennes visant réviser le cours des politiques migratoires européennes et, plus spécifiquement, à bannir ou encadrer fortement les dispositifs numériques de ces politiques
Perspectives prochaines
1. Se rapprocher d’autres organisations de défense des migrant.e.s à St-Étienne
2. À l’occasion de la loi "Darmanin" qui doit être votée au printemps 2024
Mener une campagne d’information massive auprès de la population ainsi qu’une campagne de dénonciation et faire en sorte que de nombreux parlementaires ne la votent pas.
3. Engager une action forte contre le projet européen de "Pacte sur la migration et l’asile"
- Le faire avec les partenaires sur St-Étienne (où il existe un partenariat au niveau des organisations de défense des Migrants, notamment avec le collectif "Pour que personne ne dorme à la rue" depuis plusieurs années) : il serait nécessaire d'engager collectivement des actions ciblées sur la question du contrôle numérique.
- Prendre également contact, entre autres, avec la coalition européenne "#ProtectNotSurveil".
4. Poursuivre le travail avec les gens de l’atelier lors d’une seconde journée
Sources
Santé, identité… L’Europe veut numériser toute notre vie, Matthieu Amiech (Reporterre 06/06/2023)
Data et nouvelles technologies, la face cachée du contrôle des mobilités, Notes de Migreurop n°12, Décembre 2020
"AI Act" : comment l’UE investit déjà dans des intelligences artificielles à "haut risque" pour contrôler ses frontières, Le Monde, 22 juin 2023
Le fichage - Un outil sans limites au service du contrôle des frontières ?, Note d’analyse de l'Anafé, Septembre 2019
The EU must respect human rights of migrants in the AI Act, Agnès Callamard, Secretary General Amnesty International, 26 avril 2023
L'Europe au pieds des Murs, film d'Elsa Putelat et Nicolas Dupuis, 2019
IA act : 151 organisations demandent à l'UE de respecter les droits humains, particulièrement ceux des migrant·es, ainsi que la lettre de la secrétaire générale d'Amnesty International, Agnès Callamard
Face aux migrant·es, l'UE (et la France) systématisent l'IA, tous les programmes financés par l'UE concernant le contrôle et la répression des migrants à l'aide de l'IA
Débat du 8/11/2022 : Intelligence Artificielle et migrants, dont vidéo montrant diverses applications financées par l'UE utilisant l'IA
4 réponses sur « Atelier Migrations »
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