"3e assises" : rencontre nationale des technocritiques (compte-rendu)

Mot d’accueil et d’introduction à la journée par Yves Marry et Florent Souillot, cofondateurs de Lève les yeux.

"Le monde fait face à des défis chaque jour plus inquiétants, du dérèglement climatique à l’accroissement des inégalités sociales en passant par la chute de la biodiversité. Face à eux, le cadre démocratique lui-même semble plus fragile que jamais à l’heure où s’accroit la défiance dans les institutions et avec elle les forces politiques réactionnaires.

Dans un tel contexte, que rôle joue la technologie numérique, qui s’est imposée dans nos vies à une vitesse vertigineuse et promet de continuer à gagner de la place avec les objets connectés, la 5G et l’intelligence artificielle ?

Promue par des industries aux moyens quasiment illimités, et portée aux nues par à peu près tous les gouvernements à travers le monde, la technologie numérique est-elle réellement la solution à tous nos problèmes ?

Et si, au contraire, parce qu’elle entraîne des impacts écologiques croissants, des dégâts sanitaires et éducatifs, et plus profondément le monopole d’entreprises privées sur l’attention humaine, elle était en fait un moteur de la course vers la catastrophe ?

Voilà des questions que le Collectif attention a souhaité se poser en invitant spécialistes, responsables associatifs et politiques à en débattre."

A l’heure où Tik Tok, Snapchat et GTA ont pris une place centrale dans la vie des jeunes, l’ampleur du malaise ne cesse de grandir. Explosion du cyberharcèlement, exposition à la violence et à la pornographie toujours plus tôt, mal-être lié à la comparaison sociale et aux jugements, manque d’activité physique, et éducation numérique : la jeunesse est plongée dans un bain numérique inquiétant. Quelles réponses apporter en matière de prévention et de politiques publiques ?

Débat modéré par Victor Fersing, animateur de la chaîne La Fabrique sociale, membre de Lève les yeux.

  • Sabine Duflo, Psychologue, co-fondatrice du CoSE (collectif surexposition écran), autrice de "Il ne décroche pas des écrans – Comment protéger nos enfants et nos adolescents", édition Marabout 2018, réédité chez L’Échappée en 2024. Elle indique quelques effets des écrans sur les enfants et ados (déficit de concentration, troubles du sommeil). Elle retrace le cas d’une jeune collégienne qui s’isole en lien avec l’utilisation des réseaux sociaux puis le dialogue avec un personnage d’Intelligence artificielle (Character IA). Elle plaide donc pour l’interdiction des écrans chez les mineurs. Elle évalue les vidéos visualisées par les ados sur "Common sense media".
  • Servane Mouton, Neurologue, coordinatrice de l’ouvrage "Humanité et numérique : les liaisons dangereuses – La santé de l’homme et l’écosystème en péril", éditions Apogée, 2023, présidente de l’Association NERF (Neuro-Environnement Réseau Francophone). Elle rappelle que le cerveau humain est en constitution jusqu’à 25 ans. Avec un rôle décisif de l’environnement, parcours jalonné d’étapes critiques au cours desquelles sont acquises les compétences (même si lorsque des retards sont enregistrés, ceux-ci peuvent être rattrapés, corrigés). Elle souligne le rôle lors de la première année de l’attention des parents pour créer le lien d’attachement et met en garde sur le fait que les écrans entravent le développement de la capacité d’attention (qui est décisive pour acquérir les capacités de langage, d’empathie, etc.). Elle fait le tour de quelques effets de la surexposition aux écrans : épidémie de myopie (vision proche et faible exposition à la lumière naturelle), sédentarité (que ne compense pas entièrement l’activité physique et qui a des effets sur les risques cardio-vasculaires, la qualité du sommeil, etc.). Et il ne faut pas omettre les effets environnementaux du numérique, tant directs (pollution de l’eau, consommation énergétique, etc.) qu’indirects (accélération des échanges commerciaux, etc.). Il est donc urgent de réfléchir à la place accordée à ces technologies.
  • Romain Roszak, Professeur agrégé de philosophie, auteur de "La séduction pornographique", L’Échappée, 2021 (voir entretien). Son travail interroge la réception des rapports médicaux pointant sur les effets psychiques et sociaux de la pornographie. Il pointe comment ces travaux sont critiqués et tournés en dérision. Il le fait à l’exemple de la critique libérale du travail de Marziano par Ogien en reprenant les positions abolitionnistes du féminisme radical des années 1970 (pré-libéral).

Vers quelles solutions ?

Servane Mouton propose deux premières actions : ne pas exposer aux écrans et environnement numérique avant 6-7 ans, ne pas permettre l’accès aux smartphones avant 15 ans.

Sabine Duflo pointe la responsabilité de l’exemple donné par les parents. Elle souligne la difficulté à intervenir sur des dispositifs qui ont un fort potentiel addictif.

Romain Roszak rappelle que ce développement du numérique constitue un terrain de l’extension de la sphère capitaliste.

Animation par Anne Lefebvre, psychologue clinicienne, présidente d’Alerte Écrans (association pour l'éducation à la réduction du temps écran).

  • Sophie, du Collectif Coline (Collectif de Lutte contre l’Invasion Numérique à l’Ecole). Elle présente la création et les objectifs du Collectif et de ses antennes locales.
  • Vincent Paul-Petit, Maire de Seine Port (77), rapporte l’exemple de sa commune, la première de France engagée pour interdire les smartphones de l’espace public (charte communale du “bon usage des écrans”).
  • Maître Laure Boutron-Marmion, avocate pénaliste, notamment engagée sur les questions de harcèlement scolaire, de défense des mineurs et de lutte contre l’inceste, à l’initiative de la première plainte en France contre TikTok pour provocation au suicide.

La Suède, après dix années de numérisation accélérée de son système éducatif, annonce revenir aux livres et cahiers, constatant les impacts négatifs sur les résultats scolaires de leurs élèves. En France, malgré un avis alarmant du Conseil supérieur des programmes, les recommandations de l’Unesco et les nombreuses alertes lancées par la société civile, le ministère de l’Éducation nationale et la quasi-totalité des collectivités territoriales continuent de numériser toujours davantage l’école, dès la maternelle. Quel bilan éducatif, écologique, économique et social de cette numérisation ? Quels arguments en sa faveur ? Quelles réponses en Europe ?

Animation par Séverine Denieul, Enseignante à l’IUT de Poitiers, administratrice de Lève les yeux.

  • Christophe Cailleaux, Enseignant en lycée, co-responsable du groupe numérique au SNES-FSU, co-auteur du livre "Critiques de l’école numérique", L’Échappée, 2019. Il rappelle une étude critique de l’OCDE sur les effets du numérique en matière de pédagogie et d’acquisition des connaissances, le questionnement de la pertinence de la numérisation dans le contexte de crise environnementale, le coût de la numérisation dans l’éducation, les effets sanitaires, les périls en matière de protection des libertés publiques, la remise en cause de la valeur des savoirs, etc. Ces critiques sont connues voire formulées par des responsables politiques, pour autant la numérisation se poursuit sans débat. Ce paradoxe s’explique par le fait que cela répond à une convergence d’intérêts économiques, politiques et idéologiques : des entreprises, grandes ou petites, de l’"ed-tech" en ont fait une activité économique. Cette activité requiert des moyens financiers très importants, ceux-ci sont assurés par des fonds d’investissement comme edu-capital, qui sont appuyés par l’État. Les arguments avancés pour défendre cette évolution renvoient au fait qu’il s’agirait d’un processus quasi-naturel, nécessaire dans le contexte de concurrence internationale et permettant de pallier les défaillances des services publics et de leurs agents.
  • Anna Cristina D’Addio, Cheffe Section Thématique, contributrice du Rapport Mondial de suivi sur l’éducation 2023, UNESCO. Ce rapport a pour atout d’être élaboré à partir d’une analyse portant sur l’ensemble des pays du monde. Le rapport interroge le caractère équitable du numérique dans l’éducation et plaide pour une évaluation des effets du numérique qui soit réalisée dans les différents pays du globe. L’UNESCO plaide pour mettre les apprenants au centre du processus éducatif, la technologie ne devant être mobilisée que lorsque ces atouts sont avérés.
  • Simone Lanza, Enseignant en école primaire et chercheur à l’Université de Milan-Bicocca, auteur de "Penser un autre monde. Pédagogie et décroissance – entretiens avec Serge Latouche", éditions Rivages, 2023. Militant des "pactes numériques" en Italie, qui ont été établis par des parents qui refusaient d’équiper leurs enfants de smartphones et se sont regroupés. Ces pactes réclament également l’application des lois, le respect de la vie privée. Ils ont été rendus publics, un manifeste national a ensuite été publié et d’autres collectifs se sont depuis constitués sur le même modèle. Il rapporte également la mise en place d’un programme de formation des pédiatres dans la région du Frioul sur le numérique. De même une action est nécessaire à destination des enseignant.es : il s’agit de rappeler que leur rôle n’est pas d’attirer l’attention mais de la développer car le cerveau humain n’est pas l’ordinateur d’une machine et que l’apprentissage est sensoriel.. Il plaide pour une coordination au niveau européen pour se doter d’outils (via par exemple des observatoires) afin de devenir plus forts face aux multinationales (qui exploitent le divertissement à des fins de profit).

Polarisation des débats, bulles de filtre, haine en ligne, complotisme… Alors que la catastrophe écologique ne cesse de s’aggraver et que les inégalités sociales se creusent, la possibilité même d’en débattre, pour mener la bataille culturelle, semble compromise par le cadre de la nouvelle agora, toujours plus numérique. Débattre "du" numérique est, en outre, rendu compliqué par des industriels désireux de semer le doute sur la nocivité de leurs produits. Pour autant, comment faire progresser la prise de conscience écologique si l’on se tient en dehors de l’attention collective ? La démocratie à l’ère numérique pose de nombreuses questions, auxquelles nous tenterons d’apporter des éléments de réponse.

Animation par Yves Marry, de l'association Lève les yeux.

  • Matthieu Amiech, Éditeur, membre du collectif Ecran total et auteur de "L’industrie du complotisme – Réseaux sociaux, mensonges d’Etat et destruction du vivant", La Lenteur, 2023. Il souligne que son travail ne procède pas d’une nostalgie pour un âge d’or mais du constat de l’éloignement de promesses d’émancipation politique et sociale. De même il n’est pas guidé par l’idée que l’on serait passé d’une démocratie libérale vers un régime autoritaire mais par le constat d’une érosion des libertés civiles face au développement du numérique et du rôle des réseaux sociaux dans le verrouillage du débat public. Ce recul n’est de fait pas seulement le résultat de législations d’exception, il a aussi à voir avec le développement d’innovations technologiques et de leur imposition. Qu’il s’agisse du développement de la vidéosurveillance et de logiciels de reconnaissance faciale, mais aussi via les images que l’on produit nous-mêmes à destination des réseaux sociaux, de la prolifération de fichiers (et des moyens permettant leur interconnexion) mais aussi des traces que l’on laisse sur les réseaux sociaux, de la localisation par les ordinateurs personnels ou l’accès aux objets connectés, de la mise en place par la Commission européenne d’un portefeuille numérique (dont l’introduction sans heurts doit être comparée avec la tentative, avortée, de création d’un identifiant unique, Safari, dans les années 1970). On observe donc un basculement entre les années 1970 et aujourd’hui et ce glissement se fait sous l’égide de partis qui se réclament de la démocratie (et non pas fascistes) mais qui vident les libertés civiles de leur sens. Il s’agit donc de technologies qui sont dangereuses, pas seulement dans la perspective de l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir mais parce qu’en tant que telles, elles véhiculent un modèle anthropologique et changent les termes dans lesquels le débat public peut se dérouler.
  • Felix Treguer, Membre de La Quadrature du Net, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS, auteur de "Une Contre histoire d’internet, du XVe siècle à nos jours", Agone, 2023. Pour donner à voir un certain nombre d’impensés dans les espoirs qui étaient initialement placés en internet, il propose de revenir sur son propre parcours. Il note qu’Internet apparaissait à un moment comme un moyen permettant de subvertir un espace public verrouillé : il suscitait l’espoir d’un accès généralité au savoir et à l’expression, et Internet a fait l’objet d’appropriations militantes. Et de fait, si l’informatique est une technologie dont le développement est lié au pouvoir militaire et aux entreprises privées, son rôle actuel dans le tournant autoritaire n’allait pas de soi. Cela procède d’un basculement qui s’est opéré au milieu des années 2000 avec un recours systématique aux plateformes centralisées dont la combinaison à une publicité ciblée est à l’origine des réseaux sociaux actuels. Le recours systématique à ces moyens a eu pour effet d’abandonner des techniques d’organisation politique antérieures, d’accepter le renforcement d’inégalités, de se soumettre à des choix opérés par des algorithmes. Pour sa part, une prise de conscience a eu lieu en 2013 avec les révélations de Snowden qui ont donné à comprendre que les entreprises (du "capitalisme de surveillance") participent aux programmes de surveillance étatiques. Si elles ont par la suite essayé de prendre leurs distances, cela a en réalité pris la forme d’une cooptation des programmes des entreprises par l’État dans le contexte de l’état d’urgence, bien que ce soit illégal. Et les garanties apportées par l’ordre juridique libéral (on en connaît les limites depuis Marx) sont désormais battues en brèche, les dispositifs qui en sont issus ne permettant plus réellement d’apporter une protection : le recours devant un juge ne permet plus de sanctionner des propos haineux en ligne, la production de vidéos ou de messages étant bien trop abondante. Se pose dès lors question des moyens permettant de se dépendre de ces outils. Il esquisse deux pistes pour échapper à l’emprise des grandes plateformes et du contrôle que cette centralisation permet :
  • exiger l’interopérabilité des plateformes (cela permettrait d’éviter d’être prisonniers d’une plateforme donnée et ainsi de revenir à la fonction initiale d’Internet, la mise en réseau),
  • mettre en place des infrastructures à une échelle locale à travers des outils bien moins sophistiqués mais qui suffiraient à la plupart des usages dont nous avons besoin.

Animation par Sophie Pelletier, Présidente de Priartem, association visant à informer et agir sur les risques liés aux ondes électromagnétiques.

  • Juliette Rohde, membre de COmmunication et DEmocratie (CODE), association pour la réappropriation des moyens de communication, et co-fondatrice de l’association Saisir. CODE vise à encadrer et réguler la place de la publicité à travers la création d’une autorité réellement indépendante.
  • Stephen Kerckhove, Délégué général d’Agir pour l’environnement, pour leur campagne "Le mobile du crime" visant à alerter sur l’impact écologique du smartphone. Ils veulent obtenir une réelle évaluation de la stratégie numérique à l’école (de façon à faire disparaître les écrans des écoles) ; mettre en place une majorité à 15 ans pour pouvoir s’inscrire aux réseaux sociaux et que celle-ci soit effectivement appliquée ; obtenir de renoncer à l’obsolescence programmée dès à présent (et non en 2027). Il n’est pas possible de faire avancer les choses seulement par des initiatives individuelles, cela doit passer par un action politique.
  • Denis Nicolier, co-animateur de Halte au contrôle numérique. Il présente le collectif, le contexte de sa création (2019 pour contester l’implantation de micros dans les rues d’un quartier populaire de Saint-Étienne) et ses premières actions. Puis il en vient à leur convention organisée en septembre et aux suites qui sont envisagées : "face à l’emprise croissante du numérique, nous avons eu l'idée d'une approche offensive, avec la définition de droits opposables, et la volonté de les rassembler dans un statut d'objecteur du numérique. En septembre 2023, nous avons donc réuni, lors d’une convention, environ 70 militants de la critique numérique ainsi que d’autres bons connaisseurs de leur domaine d’activité, en 7 ateliers (pour chacun nous avons pu associer au moins une autre organisation) : 
  • Santé, avec le Syndicat de la médecine générale,
  • Droits sociaux (matin, après-midi), avec le collectif Changer de cap,
  • Travail (matin, après-midi), avec la CGT précaires et chômeurs,
  • Agriculture (matin, après-midi), avec l’Atelier paysan,
  • Migrations, avec la Cimade et des organisations locales,
  • Éducation, avec Ecran total,
  • Police et surveillance, avec la LDH.

Cette convention a permis de bien inventorier les enjeux et d'amorcer une réflexion sur ces droits opposables et des pistes d'action. Comme c'était prévisible, nous n'en sommes pas encore à des formulations stabilisées, opérationnelles. Il faut préciser que, dans la seule expérience comparable que nous connaissons, celle du Comité humain du Numérique à Bruxelles, leur travail sur le sujet a démarré en 2021, et n'est pas achevé. Deux suites sont engagées : 

  • 1° un appel à la création d'une plateforme que nous allons adresser aux organisations techno-critiques du numérique. Celle-ci permettrait : de collecter des témoignages, d'informer les gens sur leurs droits, et de les équiper en moyens d'actions auxquels recourir, et d’arguments à mobiliser (à l’aide notamment de textes de loi, procédures).
  • 2° une nouvelle réunion en avril pour réaliser une synthèse de la convention, avec l'écriture de droits et revendications transversales ainsi que la définition de pistes d'action communes. Réunion à laquelle interviendra également Erick, du Comité humain du Numérique.

Quelques axes transversaux aux différents ateliers méritent d’être approfondis :

  • Pour ce qui est des données collectées, plusieurs ateliers exigent la mise en œuvre du principe de minimisation prévu dans le cadre du RGPD (article 5.1.c), c’est-à-dire que seules soient collectées les données réellement nécessaires au traitement (avec la demande d’un audit public et amendable, à réaliser au préalable sur leur pertinence).
  • On relève aussi un refus total de toute application visant à utiliser les données biométriques (dont celles issues de la reconnaissance faciale, du repérage des émotions…), et de toutes les applications dites « prédictives ».
  • Concernant l’usage des IA, notamment dans le domaine de l’action sociale (mais avec des enjeux qui peuvent concerner d’autres secteurs : éducation, travail…), les discussions convergent vers la demande de mettre fin aux suspensions préventives des prestations, de respecter le reste à vivre et la présomption d'innocence.
  • Des revendications portent sur la mise en œuvre d’outils numériques dans les entreprises et administrations, afin d’en contrôler les effets en termes d’organisation du travail. Plus concrètement, cela passe par l’organisation d’une concertation obligatoire des travailleurs et usagers avant de modifier l'organisation d’un système numérique. Cette concertation ouvrirait sur la possibilité d’un "droit de veto" collectif (qui peut aussi inclure un droit de regard sur le type de production des entreprises et ses conditions) et d’un "droit de retrait" individuel ou collectif.
  • Une revendication a trait à l’arrêt du recours à la numérisation dans les services publics comme instrument de privatisation et de la transformation en simples « presse bouton » des agents conduisant à une perte de sens de leur travail. De même, les discussions ont porté sur une interdiction du transfert des tâches administratives aux travailleurs et aux usagers (par exemple dans le secteur de l’éducation) à l’occasion de l’introduction d’applications numériques. Dans plusieurs secteurs, il y a la volonté de contester le déploiement d’algorithmes qui servent de façon masquée à dissimuler des décisions politiques de restrictions de moyens et/ou des mesures ségrégatives (Parcoursup, algorithmes de la CAF et de France Travail…).
  • Une revendication largement partagée a trait au retour de guichets de proximité, d’un accueil physique dans les organismes sociaux (voir les actions du collectif belge du comité humain du numérique), dans la santé ou dans les démarches entreprises par les migrants. Il s’agit également d’affirmer un droit au papier et aux procédures écrites, à un affichage physique pour permettre l’accès aux informations à toutes et tous.

Dérèglement climatique, migrations, gestion administrative, justice, santé… face aux multiples défis auxquels l’humanité fait face, la nouvelle solution des techno prophètes est bien l’intelligence artificielle. Les risques liés à la massification de cette technologie sont, pourtant, étourdissants. Quelles pistes de solutions crédibles sont envisagées, du côté de la société civile ou de l’Union européenne ?

Modération par Anthony Laurent, rédacteur en chef de Sciences critiques

  • Laurence Devillers, professeure en IA à Sorbonne Université/CNRS, membre du Comité National Pilote d’Ethique du Numérique, Présidente de la fondation Blaise Pascal en mathématiques et informatique. Elle rappelle que les premiers algorithmes pour apprendre à partir de données datent de 1986. Cela permet à une machine de réaliser des choses que l’on ne sait pas coder, par exemple de différencier un chien d’un chat. Ces dispositifs actuels ne sont donc pas nouveaux et peuvent être utiles. Pour autant il ne faut pas les sacraliser. Elle plaide donc pour éduquer les enfants à ce qu’est une intelligence artificielle, de façon à ne pas en avoir peur et à ne pas non plus se faire d’illusions sur ce qu’elle permet. Cela doit permettre de ne pas laisser ces connaissances à une poignée de gens. Elle souligne que les IA ne disent pas la vérité et n’ont pas de qualité morale : elles produisent simplement des résultats en fonction des (grandes quantités de) données qui ont été rentrées et de l’association probable que leur traitement permet de définir. Il faut donc expliquer ce qu’il y a derrière et les réguler, avec une réflexion éthique et collective.
  • Diego Hidalgo, Entrepreneur, diplomate, auteur de "Anesthésiés – l’humanité sous l’emprise de la technologie", éditions FYP, 2022. Il met en garde contre le risque de renforcer la croyance en la technologie comme étant capable d’apporter des réponses à toutes nos questions. Il pointe la tendance à confier des questions de plus en plus larges aux algorithmes, à externaliser des choix de plus en plus forts.
  • Marius Bertolucci, Maître de conférence en sciences de gestion (Université Aix Marseille), auteur de "L’Homme diminué par l’IA", Hermann, 2023.

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