Electrosensibilité : vers un droit au refus des technologies polluantes ?

Les procès engagés - dès 2017 - et plusieurs jugements récents, à Saint-Etienne (ordonnance du 5 janvier 2023), à Valence (ordonnance du 29 juin 2023), à Lyon (arrêt de la Cour d'appel du 29 novembre 2023), à Clermont-Ferrand (ordonnance du 21 mai 2024) et à Riom (arrêt de la Cour d’appel du 15/04/2025), ont permis de construire progressivement un droit au refus du Linky pour les personnes électrohypersensibles.

D’autres tentatives juridiques ont aussi visé d’autres sources de pollution électromagnétique, notamment les antennes-relais.

Au départ, les entreprises polluantes (au premier chef Enedis, en tant que promoteur du système Linky) se réfugiaient derrière les obligations de pose qu’étaient censées leur fixer les différentes lois, dont la directive européenne n° 2009/72 du 13 juillet 2009.

Sauf que le jugement de la Cour d’appel de Bordeaux (17/11/2020) démontrait qu’"aucun texte légal ou règlementaire, européen ou national n’impose à Enedis [...] d’installer au domicile des particuliers des compteurs Linky, qui entrent, certes, dans la catégorie des compteurs intelligents ou communicants, c’est-à-dire pouvant être actionnés et interrogés à distance, mais n’en sont en réalité qu’un modèle". Cet avis est régulièrement repris par les autres tribunaux sans qu’Enedis se montre capable de le contredire.

Leur deuxième niveau de défense était de prétendre que la pollution électromagnétique générée par ces compteurs était résiduelle, et en tout cas très inférieure aux normes retenues par les autorités (celles établies par l’ICNIRP, largement contestées). Les tribunaux n’ont pas le moyen de remettre en cause ces normes, résultant d’accords internationaux. Ils discutent plutôt de leur pertinence en partant des souffrances des victimes.

Ainsi la Cour d’appel de Riom (15/04/2025) relève que "les protestations d’ordre simplement général qui sont opposées par la société ENEDIS sur l’absence de nocivité des compteurs Linky, sur leur non-dépassement des seuils réglementaires en matière d’ émissions électromagnétiques et sur le défaut d’augmentation significative des niveaux des champs électromagnétiques ambiants qui en résultent demeurent sans incidence sur [le] constat d’impact individuel sur la santé de Mme V".

Il apparaît que ces normes, qui devraient permettre une protection des usagers, ne visent finalement qu’à protéger juridiquement les entreprises.

Ces juges soulignent aussi qu’au delà des normes, certaines études relèvent des points spécifiques qui peuvent engendrer une pollution problématique pour la santé. Ainsi, à Saint Etienne (05/01/2023), la juge cite un rapport du Centre Scientifique et Technique du Bâtiment du 27 janvier 2017 qui souligne qu’"en fonctionnement normal d’un compteur Linky [...] la circulation de ces courants électriques CPL dans le réseau électrique génère un champ magnétique qui décroît lorsque l’on s’éloigne du câble, que l’exposition est très faible mais quasi-permanente…". A Clermont-Ferrand (21/05/2024), la juge énonce qu’"il est certain que les compteurs Linky produisent des champs électromagnétiques, aussi faibles soient-ils. Si les valeurs d’émissions mesurées dans ces premiers rapports sont inférieures aux limites règlementaires applicables en France, il n’en demeure pas moins que ces champs électromagnétiques constituent une perturbation supplémentaire de l’environnement dans l’espace privé des abonnés reconnus électro-hypersensibles par les médecins."

Les juges décident aussi que, sur la base de ces souffrances individuelles dûment constatées, le principe de précaution doit s’appliquer sans délai. L'arrêt de la Cour d'appel de Lyon (29/03/2023) énonce qu’"En vertu du principe de précaution, tel que défini à l’article L.110-1, II, 1° du Code de l’environnement", "l'absence de certitudes [...] scientifiques et techniques […] ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées."

Pourtant, les avocats d’Enedis ont évoqué la restriction possible de ce principe de précaution aux seules "autorités publiques dotées d'un pouvoir normatif, législatif ou réglementaire". La Cour d’appel de Lyon a retourné le raisonnement en estimant que la société Enedis, certes privée, remplit une mission de service public et est donc tenue à une "obligation de sécurité à l'égard de ses abonnés."

L'odonnance de Valence (29/06/2023) y a apporté des précisions : le principe de précaution, défini par l'article 24 de la charte de l’environnement, de valeur constitutionnelle depuis le 28/02/2005 (droits et devoirs fondamentaux relatifs à la protection de l’environnement), "s’applique aux activités qui affectent l’environnement dans des conditions susceptibles de nuire de manière grave à la santé".

Elle a aussi mentionné l'avis de l’assemblée parlementaire du conseil de l’Europe de 2011 qui recommandait de "porter une attention particulière aux personnes électro-sensibles atteintes du syndrome d'intolérence aux champs électromagnétiques et de prendre des mesures spéciales pour les protéger", et un avis de l’ANSES soulignant que les "plaintes […] exprimées par les personnes se déclarant EHS correspondent à une réalité vécue et que ces personnes ont besoin d’adapter leur quotidien pour y faire face."

Les deux derniers jugements, à Clermont-Ferrand et à Riom, tout en s’appuyant sur l’exigence du respect de ce principe de précaution, semblent aller plus loin. "L'atteinte au droit à la santé des abonnés, qui est un droit absolu, constitue un trouble manifestement illicite, s'il résulte d'une méconnaissance du principe de précaution". La cour d’appel de Riom pointe que "le maintien du compteur Linky dans la résidence principale d'habitation de Mme V constitue effectivement pour cette dernière une situation de dommage imminent", qui demande une réponse rapide (l’enlèvement du Linky) car il y a une mise en danger de la personne.

Les situations des victimes peuvent bien sûr être très diverses vis à vis du diagnostic médical : Madame S.P. à Valence connaissait de multiples problèmes de santé qui ont retardé l'identification de son électrosensibilité.

A l'inverse, Joseph (à Saint Etienne puis à Lyon) a pu faire constater très tôt des symptômes (quatre jours seulement après l'installation) par son médecin traitant D.F. Cette précocité a favorisé la prise en compte juridique du lien de causalité entre la pose du Linky et ses effets sur la santé. Il a aussi justifié l'emploi d'une procédure d'urgence (le référé, contesté avec beaucoup d'arguties par les avocats d'Enedis).

Mais ce premier constat (de "céphalées et acouphènes permanents dès l'installation d'un compteur Linky") nécessitait un véritable diagnostic : c'est un deuxième médecin qui l'a délivré, Y. R., généraliste avec une compétence reconnue dans les diagnostics et traitements pour les personnes électrohypersensibles. Celui-ci conclut à un "syndrome d'intolérance environnementale aux champs électromagnétiques" (SICEM – EHS) et ajoute qu'"il s'agit d'une forme invalidante de ce syndrome compte tenu de la gêne sociale et de la nature des mesures d'évitement nécessaires".

Ce diagnostic, confirmé par un troisième praticien, le professeur L. F., autorise la Cour d'appel à le caractériser comme "un syndrome idiopathique, c'est-à-dire une affection définie en elle-même et dont les causes ne sont pas scientifiquement établies". Ce qui lui permet d'écarter l'exigence de preuves attestées scientifiquement, comme le réclamaient les avocats d'Enedis, ainsi que de se prononcer sur le fait que "cette hypersensibilité [serait] physiologique ou psychologique".

Joseph a aussi produit à Saint Etienne et Lyon d'autres certificats : un IRM qui permet d'écarter une "anomalie rétro-cochléaire", un examen dentaire (plombages).

Le jugement de Valence permet, lui, d'ajouter d'autres symptômes et causalités : "troubles du sommeilréveils brusques avec fortes douleurs latéro-thoraciques durant jusqu’à plusieurs heures, essouflementvertiges et déséquilibres au quotidien, maux de tête avec sensation d’étau crâniensifflement dans les oreilles et troubles visuelsdouleurs à heures fixes invalidantes" (ces douleurs correspondant aux pics de fréquence des ondes pulsées émises par le Linky). De plus, ce jugement précise qu'"un pacemaker dans le coeur et des plaques en titane au niveau du fémur et de la hanche accentuent la réception des ondes sur sa personne".

Martine, à Clermont-Ferrand puis à Riom, a multiplié les certificats de médecins (5), et en a revu un plusieurs fois, ce qui a permis d’attester de la dégradation de son état de santé, en lien avec les ondes émises par le Linky (ou Linky/CPL). Pour le juge en appel, "le syndrome d’intolérance sévère et quasi-totale aux champs électromagnétiques artificiels, incluant pleinement les compteurs Linky qui émettent en permanence des ondes électromagnétiques à intervalles réguliers, dont souffre spécifiquement et individuellement Mme V, apparaît dès lors suffisamment documenté sur le plan médical".

Martine a par ailleurs produit un "examen clinicien de sérologie", qui est donc une expertise nouvelle dans ce type de dossier, bien prise en compte par la juge de 1e instance qui relève "une forte agglutination en rouleaux de pièces de monnaie des globules rouges (polarisation)", ainsi qu’une "diminution de la fluidité sanguine sur la plaque". Par ailleurs, elle y pointe que "dès l'élimination de la source d'ondes électro-magnétiques (wifi, ordinateur, téléphone portable, appareils électriques voisins), les globules rouges se sont désagglutinés dans un délai de quelques minutes seulement, permettant un retour à une fluidité normale accompagnée d'une captation optimale de l'oxygène sur leur surface".

Cette expertise (par le Laboratoire suisse AWD, de Jacques Bauer) est reprise textuellement dans l’arrêt d’appel à Riom, lui donnant la force d'une preuve indiscutable qui pourrait être mobilisée devant d’autres tribunaux, à condition de trouver (en France ?) d’autres labos qui pourraient y procéder. Cela constitue en tout cas la première expertise tangible de l'état d'électrosensibilité.

Ces différents jugements amènent aussi des perspectives très prometteuses pour des actions judiciaires hors Linkyface à la pollution des antennes, des smartphones ?

Le jugement de Riom indique ainsi que "Mme V doit dès lors pouvoir en tirer les conséquences pour la préservation de sa santé en s’abstenant volontairement de la Wi-Fi et téléphones portables mais également de toutes autres sources d’émissions radioélectriques qui lui sont nocives."

Des actions juridiques ont pu être engagées contre des opérateurs téléphoniques, par exemple pour la défense de Virginie (principalement par la négociation dans des instances) ou de Philippe (devant le TJ de Digne), mais à ce stade pas avec la même vigueur. A revoir à la lumière des victoires obtenues face au Linky ?